« En fêtant l’arrivée de l’été dès le 24 avril, les Islandais surprennent les touristes en abandonnant leurs parkas. Pourtant, les habitants de la capitale dévorent encore la riche Kjotsupa mais aussi l’abondante littérature locale. En Islande, le premier jour de l’été, le 24 avril, est une fête nationale et fériée. Ça vaut le coup de prendre quelques mois d’avance sur le reste de l’Europe quand on habite un pays où l’hiver est systématiquement long. La date a été choisie au hasard et l’été y est théorique, bien que les heures de pleine nuit commencent effectivement à se compter sur les doigts d’une main. En général, le 24 avril, il neige. Un signe heureux qui laisse espérer que juillet sera caniculaire. Pourtant, les touristes apprécient de plus en plus l’hiver islandais : les prix y sont plus bas et le désir inavouable d’être coincés par des flots de pluies gelées horizontales reste bien enfoui, histoire d’hiberner en bonne conscience. Sans compter, comme le disent tous les Islandais, que se baigner dans les piscines découvertes et alimentées en eaux naturellement chaudes est encore plus extraordinaire lorsque l’extérieur menace. Un touriste, dépité, dans la rue centrale de la capitale : « Il devait faire nuit et froid, il fait plus clair et plus chaud qu’à Paris.» Qu’il se taise ! Un dicton national dit : «Si tu n’es pas content du temps, reste où tu es et attends deux minutes.» De fait, passé janvier, il fait jour jusqu’à 21 heures, et la lumière change très lentement. On prend donc le temps d’assister à la naissance du jour et à celle de la nuit.

Où qu’on aille dans le centre de Reykjavík, les rues débouchent sur la mer. L’horizon est au cœur de la capitale-village, dont on sort simplement, comme si de rien n’était, sans aucun embouteillage ni rien à franchir. C’est magique. Autre erreur fatale (ou petit malentendu) : supposer que l’égalité tant enviée entre les femmes et les hommes aboutit à une indifférenciation vestimentaire et rend inaperçu le look sac à patate. Surtout pas ! Non seulement, au moindre rayon de soleil, les Islandaises sortent en sandales faites d’écailles de poisson, mais elles sont terriblement élégantes, avec des cheveux couleurs Stabilo ou dans des teintes naturelles aux coupes toujours travaillées. Inutile donc de trop charger sur les polaires informes, les doudounes maronnasses et les après-ski. Reykjavik est la seule ville au monde où l’on reconnaît la Parisienne à ce qu’elle est pitoyablement underdressed. L’esprit piscine. Sur le lac donc, on ne se lasse pas de regarder les jeunes pères patiner en poussant de splendides poussettes cinq étoiles et des lycéens courir sur la glace afin de raccourcir leur trajet vers l’un des trois établissements situés autour. Prennent-ils des risques ? Les canards et les cygnes qui s’ébattent dans l’eau claire laissent imaginer le pire. Encore un petit malentendu que l’écrivaine Auður Ava Ólafsdóttir se charge de dissiper : « Comme on est très gentil avec les canards, la municipalité ajoute de l’eau bouillante à la glace afin qu’ils aient de la place pour nager même quand le lac est gelé. » L’esprit piscine toujours ! Voilà qui pourrait régler le problème existentiel des personnages de Salinger au début de l’Attrape-cœurs, quand ils se demandent où vont les canards de Central Park, par moins de zéro. Dans l’Embellie (sorti cet automne aux éditions Zulma), Auður Ava Ólafsdóttir mentionne l’expérience sensorielle d’une enfant de 10 mois prise d’empathie pour les canetons au point de se joindre à eux. « J’ai beau être la sœur de mon frère, je ne trouve pas invraisemblable d’être aussi un des leurs, nous sommes tous de la même famille, les canetons-pelotes et moi. »


Des énigmes, Auður Ava Ólafsdóttir qui, avec son chemisier couleur poudre de riz en dentelle, personnifie l’élégance islandaise printanière, en a plein son sac. Elle lance, comme une devinette au dos d’un papier de Carambar : « 52% des couples islandais ne divorcent pas. Par quel miracle ? » Ses romans peuvent être lus comme des guides pratiques pour saisir tous les miracles de la vie quotidienne islandaise, qu’ils soient culinaires, affectifs, déambulatoires, amoureux, conjugaux ou linguistiques. Au point qu’en Islande, l’Embellie a été vendu avec un appendice comprenant les recettes des plats dont se nourrissent les personnages et aussi un livre de tricot. Se nourrir justement : mieux vaut n’ingurgiter que des produits locaux. De la soupe, par exemple, vendue toute faite dans les stations-service, la Kjotsupa, à base d’agneau, de riz et de pomme de terre, « un plat complet, riche et réconfortant »,nous informe la recette. Avantage : elle s’avale vite, n’est pas chère (l’équivalent de 9 euros), et la satiété est durable. Les légumes sont choyés dans les serres géothermiques alimentées en eau chaude. Ainsi, contrairement aux apparences, tout pousse en Islande – même les bananes, l’île étant le premier producteur d’Europe.

Sagas. Dans l’Exception, troisième roman traduit en français d’Auður Ava Ólafsdóttir qui vient de paraître chez Zulma, nulle recette de cuisine, mais un plombier poète et une psychanalyste conjugale qui écrit des polars pour le compte d’un auteur afin d’arrondir ses fins de mois. Il n’y a bien que la narratrice qui n’est pas écrivaine. Dans la vraie vie, les 320 000 habitants de l’île semblent s’adonner à l’écriture, et notamment à la poésie. Entre octobre et novembre, près de 500 romans paraissent, d’un tirage moyen à 1000 exemplaires, soit presque autant que notre très consistante rentrée littéraire. Dans tout le quartier central, les rues portent le nom des personnages des sagas islandaises écrites au XIIe siècle. Notre lien à nos lectures changerait-il si on avait loisir de donner rendez-vous à Tristan rue Iseult, à Paris, ou à Rodolphe rue Emma-Bovary, à Rouen ? La prégnance de la fiction dans la topologie de la ville explique-t-elle que la littérature et, surtout, la poésie tiennent une place peu commune chez les Islandais ? « Je considère que je suis autant constituée par mes lectures et mes rencontres avec des personnages que par mon expérience vécue », dit Auður Ava Ólafsdóttir, qui porte le prénom d’un personnage de saga. L’office du tourisme propose des promenades littéraires dans la ville et aux environs : consacrées, au choix, à des auteurs de romans policiers ou à Halldor Laxness, Nobel de littérature et premier écrivain islandais qui a évoqué la dureté de la vie dans son pays et a construit toute son œuvre en opposition aux fameuses sagas, qu’il disait détester.

Celles-ci restent fondatrices d’une culture commune. Encore maintenant, beaucoup d’enfants portent les prénoms des personnages de fictions préférés de leurs parents. Peut-être parce que la syntaxe de la langue n’a pas bougé et que ces textes sont aussi accessibles que des ouvrages contemporains. Auður Ava Ólafsdóttir : « Bien sûr, les inventions imposent la création de nouveaux mots. » Le soir, les Islandais se détendent dans les “pots bouillants”. Virulente, la conversation — qu’on ne fera pas semblant de comprendre — tourne autour des nouveaux romans de la rentrée littéraire et laisse place, les mois suivants, à la vie politique. A moins que les deux ne se confondent. Jon Gnarr, auteur de deux romans, ancien bassiste d’un groupe punk et humoriste, a créé le Meilleur Parti. Ses conseillers sont des artistes. Et depuis juin 2010, il est maire de Reykjavik. »