La traduction en France de la correspondance d’August Strindberg, cet immense archipel de la littérature scandinave qui se découvre à nous, c’est la découverte (encore partielle) d’une formidable entreprise d’investigation intellectuelle et sensible – en près de dix mille lettres et plus d’un demi-siècle (de 1858 à 1912).

Dramaturge, romancier, nouvelliste, essayiste, peintre à l’occasion, et ardent polémiste – August Strindberg – né et mort à Stockholm – est assurément le génie phare de la Suède en pleine révolution industrielle et sociale. Diversement proche des Tolstoï, Ibsen, Zola, ou Nietzsche, l’auteur de Mademoiselle Julie semble rassembler, en une seule et folle entreprise de démolition des préjugés et des vanités, l’énergie créatrice de ses grands contemporains pour accomplir une œuvre nourrie de critique sociale radicale, d’investigation des abîmes de l’inconscient et de mise en activité volcanique d’un imaginaire réaliste toujours aux limites de l’expressionnisme visionnaire et torturé qui magnétise l’époque.

Dans ses pièces comme dans ses nouvelles, Strindberg est d’abord un magnifique investigateur des ressorts humains, à la fois naïf et retors, d’une modernité à toute épreuve, et un conteur habile à perdre ses personnages dans les lacis d’une fatalité faite d’aliénation et d’injustice. Freud et Berthold Brecht auront probablement trouvé en lui une source d’inspiration inépuisable.

Sa correspondance à elle seule est un roman fleuve, une saga de la réalité convulsive de son époque, le témoignage des contradictions existentielles d’un nouveau Jean-Jacques qui voulut mettre à bas la bourgeoisie et le capitalisme. On y découvre un homme d’une santé créatrice en perpétuelle effervescence qui se plaint de tous les maux imaginables, un moraliste intransigeant qui emploie les pires tartufferies de Don Juan pour s’attacher l’une ou l’autre des femmes de sa vie, un poète sincèrement désintéressé qui harcèle chiffres en main la profession du livre pour obtenir des subsides, un misanthrope occupé à sauver l’humanité souffrante, un authentique expert de la sensibilité féminine qui oscille entre la plus outrée des misogynies et un féminisme d’identification évoquant D.H.Lawrence.

En lisant cette correspondance touffue, lyrique, emportée, qui pousse au bout de ses implications chaque sujet de polémique ou de compassion, au gré de ses interlocuteurs – amis, parents, amantes, éditeurs, écrivains ou critiques -nous découvrons la dualité vertigineuse de ce Janus, qui se montre si incroyablement humain et avant-gardiste dans ses œuvres de fiction et parfois si excessivement doctrinaire dans ses essais. La correspondance tient des unes et des autres, de l’amour exclusif et de la fureur destructrice, du nihilisme schopenhauerien et du grand humanisme social rousseauiste.

Dans ce premier volume, couvrant trois décennies, on peut voir se dessiner l’évolution d’un tempérament naturaliste, volontiers incrédule, vers les formes hypersensibles de l’expressionnisme dont il sera l’une des grandes figures, avec la Sonate des spectres, la Danse de mort, ou Inferno écrit en langue française. August Strindberg aura fait de sa névrose, de son « nervosisme » de puritain intempérant, un instrument de pénétration psychologique unique dans la littérature de l’entre-deux siècles. Les mœurs figées de cette époque au bord de l’hystérie dévastatrice, sous les bannières de la famille et du mariage, de la sexualité et de l’argent, auront trouvé en lui un analyste abrasif et impétueux.

La correspondance d’August Strindberg, un siècle plus tard, nous restitue un monde à notre image, fait d’exacerbation passionnelle face à l’arbitraire et d’aspirations ludiques à une autre vie, enfin libre et sereine.