PETIT LEXIQUE IMAGINAIRE
de la Ville absente

BUENOS AIRES. Ricardo Piglia se déplace progressivement dans un Buenos Aires onirique dont les repères spatio-temporels ont perdu toute vraisemblance. Il est donc inutile de chercher à reconstruire un parcours réaliste du taxi qui partant de l’intersection de Piedras et Avenue de Mayo pour se rendre au Musée situé derrière le Congrès, n’aurait aucune raison de prendre Leandro Alem, et serait arrivé en moins de dix minutes.

CUERNAVACA. Ville du Mexique où se déroule l’action du roman de Malcolm Lowry, Sous le Volcan (1947), auquel Piglia fait allusion.

EVITA (Eva Duarte, dite Evita Perón), épouse de Juan Perón. Le difficile et coûteux embaumement d’Evita fut réalisé dans les locaux de la CGT par le docteur Ara. La méthode consista à remplacer le sang par de l’alcool avant de lui substituer de la glycérine liquide, qui a pour avantage de préserver l’élasticité du corps tout en assurant sa parfaite conservation, avant d’achever par un maquillage habilement exécuté et de l’habiller d’une tunique grecque qui laissait voir ses bras. Une commission secrète de la Junte militaire fraîchement arrivée au pouvoir alla vérifier que le corps embaumé était bien celui d’Evita.

FABER & FABER. Célèbre maison d’édition anglaise fondée au début du XXe siècle. Sous l’impulsion de Sir Maurice et Lady Gwyer, qui font appel à Geoffrey Faber, l’entreprise prend le nom de Geoffrey Faber and the Gwyers en 1925, pour devenir Faber & Faber en 1929. L’arrivée de T. S. Eliot comme directeur littéraire ouvrira la voie à la publication des grandes œuvres de la littérature de langue anglaise contemporaine d’Ezra Pound à Auden et à James Joyce, l’auteur de Finnegans Wake. La mention d’une très vieille édition de Faber & Faber permet de projeter le récit dans un avenir lointain, en lui donnant un caractère prophétique.

FERNANDEZ (Macedonio). Écrivain argentin (1874-1952). Il épouse en janvier 1901 Elena de Obieta dont il a quatre enfants. Macedonio Fernández développe une vision humoristique et ironique de l’univers qui fait dire à Piglia dans la Ville absente qu’il « ne distinguait pas l’illusion de la réalité ». En 1947, après avoir erré de pension en pension, il s’installe chez son fils Adolfo de Obieta, écrivain comme lui, qui consacrera de longues années à rechercher les manuscrits éparpillés de son père. Macedonio meurt en 1952, soit plusieurs années avant sa rencontre avec Russo dans la Ville absente. Le roman de Piglia est inspiré par Musée du roman de l’Eternelle, le roman posthume de Macedonio Fernández composé dans les années 1920-1930 après la mort de sa femme et publié en 1975. La disparition de celle-ci avait très profondément marqué la vie et l’œuvre de Fernández. Privé d’Elena « Macedonio Fernández était, selon Borges, passé maître dans l’art de ne rien faire et de rester solitaire, ne vivant que pour mieux penser ; écrivant pour mieux le faire, mais n’emportant jamais les manuscrits lorsqu’il changeait d’appartement ou, le plus souvent, de pension. Ecrire n’était, pour lui, que formuler d’une façon nouvelle ce qui avait déjà été dit » (Hector Bianciotti, Le Monde des Livres, 22/10/93).

Finnegans Wake. Roman de James Joyce publié en 1939, d’où est tirée la citation (« Three quarks for Muster Mark! / Sure he hasn’t got much of a bark / And sure any he has it’s all beside the mark ») qui fait partie d’un court poème comique du Moyen Âge dirigé contre le roi Marc, le mari trompé de la légende de Tristan et Iseult. Ces vers sont composés à partir de noms d’oiseaux et de mots qui s’y réfèrent et le poème lui même est un « quark », c’est-à-dire un cri d’oiseau marin, semblable au croassement du corbeau, le verbe anglais to quark signifiant croasser, mais aussi, au sens figuré, crier en produisant un son désagréable semblable au cri de l’oiseau. Le vers (Three Quarks for Muster Mark ! : Trois Quarks pour Monsieur Mark !) est devenu célèbre grâce à l’utilisation postérieure du mot « quark » par Murray Gell-Mann en 1964 pour qualifier les composants des nucléons. Murray Gell-Mann et George Zweig avaient en effet suggéré que la centaine de particules connues pouvaient être expliquées par une combinaison de trois particules fondamentales.

MALITO (Enrique Mario dit Ángel), criminel argentin (1941-1965). Chef de la bande auteur du casse de la succursale de la Banque de la Province de Buenos Aires à San Fernando, le 27 septembre 1965, que Ricardo Piglia a raconté dans Plata Quemada, 1997 (Argent brûlé, nouvelle traduction à paraître chez Zulma en 2010).

MOLLY MALONE (ou Cocles and Mussels). Hymne de la ville de Dublin du nom d’une célèbre marchande de poisson morte très jeune. Piglia, par une réminiscence involontaire, en fait dans la Ville absente le nom d’une chanteuse.

ONADA (Hirô), officier de renseignements japonais (Kamkawa 1922). Envoyé avec vingt-deux hommes dans l’île de Lubang aux Philippines, pour retarder le débarquement américain, il refuse de croire après la mort de ses compagnons à la fin de la guerre, convaincu qu’elle n’est pas finie, et reste caché pendant 29 ans dans la forêt. Déclaré mort en 1959, il est retrouvé par un étudiant japonais par hasard et, il se rend en 1974 aux autorités philippines, après l’envoi du Japon de son ancien Major qui lui ordonne de se rendre.

RICHTER (Ronald), physicien argentin d’origine allemande ou autrichienne (1909-1991). Arrivé en Argentine en 1948 grâce à l’aide du pilote allemand Kurt Tank, ami de Perón, il fut un personnage très controversé dans les milieux scientifiques, car il ne disposait pas des moyens et des connaissances scientifiques suffisantes pour mener à bien ses projets. Cependant, c’est lui qui le premier sentit que la fission atomique contrôlée serait l’énergie du futur. Il sut convaincre Perón de la possibilité de développer une technologie alors inconnue du reste du monde. Ce dernier désirait alors faire de l’Argentine une grande puissance et il mit d’énormes moyens à la disposition de Richter. C’est dans l’île Huelmud, au milieu du lac Nahuel Huapi, à une demi-heure de bateau de Bariloche, que les expériences furent menées et Perón se rendit une fois dans l’île le 8 avril 1950 avec Evita. Le 24 mars 1951, Perón annonça officiellement qu’on avait obtenu des « réactions thermonucléaires sous conditions de contrôle à échelle technique ». Mais peu à peu, ces expériences firent de Richter la risée des milieux scientifiques. Les folles installations laissées par Richter, dont les ruines se sont magnifiquement conservées pendant un demi-siècle, sont aujourd’hui ouvertes au public ou en cours de réaffectation à des fins touristiques, et le laboratoire de Richter est en passe de devenir un musée des sciences.

SANTA MARTA (île de). Lieu imaginé par l’auteur dans le delta du Paraná.

TEMPLE DRAKE. Héroïne du roman de William Faulkner, Sanctuaire (1931) repris au cinéma dans The Story of Temple Drake (Paramount, 1933), réalisé par Stephen Roberts avec Miriam Hopkins dans le rôle de Temple Drake et au théâtre dans Requiem for a nonn, que Camus fera traduire pour l’adapter en 1956. Elle tombe entre les mains d’un délinquant impuissant, surnommé Popeye, qui la viole avec un épi de maïs.

William Wilson. Nouvelle d’Edgar Poe in Nouvelles Histoires Extraordinaires (1840). Le personnage principal prétend se nommer William Wilson, mais ce n’est pas son vrai nom, il le cache de peur qu’on se moque de lui. Ses parents le placent dans un internat où un autre garçon éveille sa curiosité. En effet, celui-ci porte le même prénom et le même nom que lui. Mais ce ne sont pas les seules similitudes, car ils ont la même date de naissance, ont rejoint l’établissement en même temps et font les mêmes gestes, parlent avec le même accent. Ayant peur de ce garçon considéré par ses camarades comme son frère jumeau, il décide de quitter l’internat dès le lendemain. Il réussit tant bien que mal à l’oublier jusqu’au jour où un inconnu lui rappelant étrangement quelqu’un, vient le voir dans des moments inattendus, et commence à faire de sa vie un enfer perpétuel. Le choix de William Wilson par Piglia fait aussi penser à l’Uruguayen Vicente Rossi qui, sous le pseudonyme de William Wilson, publia Casos policiales (1912) l’un des premiers récits policiers publiés argentins.