Malgré le charme de ses treize ans, Marie était loin de posséder la beauté de Sarah, d’Esther, de Bethsabée ou de Ruth, et pourtant, face à cette jeune fille rustre et inexpérimentée, Dieu se sentit intimidé. Il n’avait pas adressé la parole à une femme depuis le jour où il avait chassé Ève du paradis, usant de mots indignes d’un gentleman. Dans le rôle du séducteur, l’Éternel était incompétent.

C’est pourquoi Il dut envoyer un ange jouer les entremetteuses.

L’acte fut consommé sans désir et s’avéra si peu délectable que, même armé de sa gnose divine, le Seigneur se demanda pourquoi les hommes perdaient la tête et allaient jusqu’à tuer pour cela. « Je ne suis pas un homme, dit-Il en haussant les épaules, beaucoup de ce qui est humain m’est étranger. » Et c’était là une grande vérité. Dieu ne savait pas ce que c’est que d’avoir faim, des ampoules aux pieds, le dos qui gratte, une crampe d’estomac, les yeux qui piquent, le nez bouché, chaud ou froid, une cuite et la gueule de bois, la diarrhée ou des caries, une insomnie, un ongle incarné, un torticolis, la lèpre ou des douleurs post-circoncision, pas plus qu’Il ne connaissait la peur, le désir charnel, l’envie de voler ou le remords. Ce qu’il avait de commun avec les humains se résumait à certaines passions telles que la soif de vengeance, la démagogie, la jalousie et l’égoïsme. Surtout l’égoïsme. Voilà pourquoi le premier commandement était le plus important. Il le respectait à la lettre, s’aimant lui-même par-dessus tout depuis le commencement des temps.

 

L’Éternel entreprit de maîtriser le genre de la fable. Il en rédigea quelques-unes et décida de les tester auprès des anges avant de les communiquer à son peuple. Des soirées littéraires furent organisées au cours desquelles le Très-Haut lisait des histoires telles que : « La grenouille dans le Temple », « La chèvre stérile », « Le petit agneau sans défaut », « Le prophète mauvaise langue », « Le bouc émissaire », « Le petit lapin lascif », « Le veau d’or », « Petit Jean mangeur de sauterelles », « Le chameau paresseux », « Élisée et les ourses », ou encore celle où il était question d’un âne à qui on tranchait le cou et qui s’intitulait grossièrement « Petit Isaac égorgé ». Lors de ces soirées, les anges s’ennuyaient à mourir tant ces histoires manquaient d’esprit.

[…] La pire des fables fut celle du « Petit lapin lascif ». Elle ressemblait vaguement à cette histoire où Noé s’enivrait et où l’un de ses fils le voyait nu. Sauf que, dans le cas des lapins, après s’être accouplé avec son père, le fils, mû par un insatiable esprit de luxure, copulait avec sa mère, tandis que les frères s’appariaient avec leurs sœurs. Le père émergeait de son ivresse et montait l’une de ses filles, laquelle s’ébattait ensuite avec le petit lapin du début. S’ensuivaient d’innombrables mises bas de nouveaux lapereaux qui, le temps passant, s’accouplaient avec le grand-père, la grand-mère, les oncles et tantes ; puis avec ceux qui au début de l’histoire étaient des rejetons, mais qui, à présent, étaient eux aussi devenus pères et mères, entraînant à leur tour une descendance de plus en plus nombreuse. Dieu tout-puissant tenait un compte précis du nom de chaque lapin, de ses géniteurs, des lapereaux qui naissaient et des lignées issues du croisement entre parents et enfants, frères et sœurs, neveux et nièces ou oncles et tantes. D’où une histoire sans fin, malgré la disparition progressive des premiers personnages. Le Dieu des récits n’en finissait pas de parler et de narrer, cependant que les anges piquaient du nez sous le coup de la fatigue et de l’ennui, souhaitant ardemment qu’un déluge survînt pour noyer une fois pour toutes ces satanés lapins. De temps à autre, pour s’assurer de l’attention de son auditoire, le Dieu des fables interrogeait : « Comment s’appelle le lapereau né de la première mère et du deuxième petit-fils du frère et de la sœur aînés ? » Ce à quoi Raphaël répondit : « Boule de lin. » Ou alors : « Quel est le nom de la fille du premier petit lapin lascif et de l’arrière-petite- fille de sa mère ? » À quoi l’archange Uriel, à moitié endormi, répondit : « Duvet. »

Comme Pierre avait raison en affirmant que pour le Seigneur un jour est comme mille ans et mille ans comme un jour !

Remercions l’ange Sealtiel qui eut l’idée de détourner l’attention de Dieu notre Seigneur. Quatorze générations s’étaient écoulées depuis le petit lapin lascif jusqu’à Oreilles Tordues, quatorze depuis Oreilles Tordues jusqu’à Queue de Chiffon, et quatorze encore depuis Queue de Chiffon jusqu’à Pattes d’Albinos, quand Sealtiel fit remarquer qu’un prêtre dans le temple de Jérusalem était en train d’ajouter de la sciure de bois à l’encens. L’Éternel s’empressa de le foudroyer en le calcinant sur les marches. Sa colère fut telle, sa joie de voir le corps carbonisé si vive que pendant quelque temps Il en oublia les lapins fabuleux.