À Lubok Sayong, tout venait en un seul exemplaire : la rue principale, le rond-point, le feu rouge, le commissariat de police, la caserne des pompiers et son unique camion, le bureau de poste, la station-service, la tour de l’horloge, le supermarché, le cinéma, le Kentucky Fried Chicken, l’école malaise, la chinoise, celle des Tamouls, et même un pensionnat chrétien pour jeunes filles, histoire de faire bonne mesure.

La cuisine de Beevi était d’une qualité variable ; je subodorais qu’elle reflétait son humeur, fade quand elle s’ennuyait, trop épicée en période de stress, et à peu près immangeable quand elle boudait. Ce qu’aurait mijoté une Beevi apaisée, sereine, demeurait un mystère.

« Appelez-nous Tim et Peggy », ont-ils dit, mais Mami n’arrêtait pas de se tromper et les appelait Tom et Jerry. À mon avis, elle le faisait exprès. Je me demandais si les deux Américains s’en rendaient compte. Ils voulaient tout savoir sur la maison, comme tous les gens qui passent chez nous.
« C’est mon père qui l’a construite, a expliqué Mami. C’était un homme inconcevable.
— Inconcevable ? » a répété Mr Miller en lançant un regard interloqué à sa femme.
Ils ne pouvaient pas savoir que « inconcevable » est l’une des expressions favorites de Mami.
« Oui, inconcevable. Un peu fou, quoi. Pas un père normal, un père pas comme les autres. Il a fait construire cette maison pour les femmes de sa vie. Il a aimé beaucoup de femmes, mais ces quatre-là plus que tout. Les autres, il ne les a pas épousées. Vous voulez savoir le plus drôle, Jerry ? c’est qu’elles ont toutes les quatre accepté, alors qu’il était beaucoup moins beau que votre Tom. Mon père était laid, le croisement d’une chèvre et d’un singe, mais il avait beaucoup de charme. Même les oiseaux auraient quitté leurs arbres pour le suivre. »
 
 
Une des conséquences les plus cocasses de la dernière crue concernait les poteries d’Ismet que les eaux avaient emportées et déposées un peu partout en ville. Elles étaient comme les nains de jardin de Lubok Sayong, des repères fortuits venus se loger dans les arbres, sous les maisons et au bord des routes en lisière des plantations. On tombait dessus dans les lieux les plus incongrus. Quelqu’un avait eu l’idée d’organiser une sorte de chasse au trésor et comptabilisé pas moins de trente-neuf poteries dispersées aux quatre coins de Lubok Sayong. Dans certains cercles, on affirma que c’était de l’art, comme l’installation des catalogues Ikea dans une forêt en Suède ou la série d’animaux en cage à Kuala Lumpur.
J’adore la pêche pour cette torpeur méditative qui accompagne l’attente. Il y a peu de choses pour lesquelles je professe une telle passion. La pêche en est une et j’en profitais d’autant plus que le temps n’était plus une denrée rare. C’est un plaisir comparable, voire supérieur dans l’exaltation de la vie, à un coït paisible auquel on se livre sans consulter sa montre.