Par Marthe Emon-Peyrat
Mars 2009
« Ceux qui n’ont encore jamais rien lu d’elle peuvent considérer qu’ils ont de la chance d’avoir attendu puisqu’ils voient débouler chez Zulma son Alfa Romeo rouge, par laquelle ils feront connaissance avec cet écrivain. Un tout petit livre, précieux, rare, il tient au creux d’une main, on le met facilement dans sa poche, dans son sac, pas loin de soi, il narre “de petites choses stupides et prosaïques de la vie” (dernière page) qui enchantent le lecteur que nous sommes.
C’est le propre des textes réussis d’être évidents et celui-là ne déroge pas à la règle, il est précis, drôle, inventif, serpente comme la vie, et la voiture, récit-mobile, nous entraîne dans ses virées rocambolesques. Heureux livre, familier, dans lequel chacun peut se retrouver et s’en amuser avec la narratrice.
L’aventure du texte mérite pourtant aussi explication. L’Alfa Romeo avant d’avoir démarré, en janvier 2009, devant la porte des éditions Zulma, avait dormi dix ans dans la cave de son auteur qui, quelques mois plus tard, en juin 1999, était victime d’un accident vasculaire cérébral.
En 1999, avec l’accident, on peut penser que c’est la même inspiration, nocturne cette fois-ci, qui réapparaît, atteignant le corps de l’écrivain, donné pour mort ou aux confins. Et il se produit cette chose étrange, parce qu’elle a voué depuis si longtemps sa vie uniquement à l’écriture, dans un amour absolu du verbe, comme une moniale dans sa cellule : de l’intérieur — ne se dévoilera pas pour autant le mystère du vivant, juste sa manifestation —, cette parole lui rend ce qu’elle lui a donné jadis en la célébrant : la vie avec les mots. Car ils reviennent.
Eurydice remonte des Enfers parce qu’Orphée lui tient la main ; la preuve, s’il la quitte, Eurydice est perdue. Écrire c’est relier et c’est aimer. Mais il faut aussi donner des preuves… Et si la foi en elle n’est pas vaine, à la Parole maintenant de raconter, de montrer un corps qui se reconstruit et traverse l’opacité de l’horreur transformée, l’ange tenant le stylo s’il le faut, l’écrivain se bornant, certaines fois, dans une nuit tenace, à ne pas quitter la main de l’ange. Ce qui eut lieu et que racontera, à sa manière, le film La Dentelle du signe.
Rangée dix ans au fond d’une cave, L’Alfa Romeo d’Annie Cohen, solaire, rejoint mystérieusement une autre automobile, La Berline arrêtée dans la nuit, le poème de Milosz, lunaire, et toutes deux racontent des aventures de corps et de déplacements, des aventures de vie plus forte que la mort ; c’est dire la drôle de trajectoire qu’illumine aujourd’hui l’œuvre entière d’Annie Cohen qui continue sa route dans l’Alfa Romeo rutilante, “sauvée des eaux” !