Avec près de sept mille îles déployées en archipel d’archipels, le Japon offre une diversité de caractères géographiques et culturels insoupçonnée. La grande île d’Okinawa, et toutes les îles de l’archipel des Ryûkyû, jouissent ainsi d’un régime équatorial avec une faune et une flore amazoniennes, des mangroves exubérantes en bordure de plages miraculeuses. C’est dans ces lieux apparemment paradisiaques, mais marqués au plus vif par la Seconde Guerre mondiale, que s’inscrivent les récits de Medoruma Shun. En six puissantes nouvelles plongées dans ce sentiment géographique fait d’intenses évocations, l’auteur restitue d’un même mouvement les émotions fragiles et décisives de l’enfance, le souffle dramatique de l’Histoire, les événements les plus ténus de la vie quotidienne dans l’ombre ou la mémoire des grandes tragédies.

La plupart de ces récits, on le découvre par recoupements, prennent racine dans la biographie de l’auteur, dans sa mémoire d’enfant d’Okinawa, et l’enfance a la part belle dans chacun d’eux. Ainsi avec Coq de combat, où l’été de sa cinquième année d’école primaire, le jeune Takashi reçoit de son père un poussin mâle destiné au gallodrome. Dans l’Awamori du père Brésil, le narrateur évoque l’époque inquiète du début des années soixante-dix où Okinawa allait être restitué au Japon par l’occupant américain. Rouges palmiers se situe en pleine occupation et le narrateur y raconte le trouble de ses années de classe buissonnière quand il retrouvait en ville un camarade de classe trop tendre et sa mère trop maquillée, dans un quartier de garnison où les militaires organisaient à l’abri des ruelles des combats de boxe clandestins d’une violence extrême. Avec les ombres, autre récit monologué, campe une femme qui raconte sa vie à une fillette, au bord de la rivière : « Tu sais, quand je suis assise comme ça sur une des branches du ficus, plein de souvenirs me reviennent. »

On sait combien l’imaginaire nippon s’attache aux esprits, à l’évocation des âmes errantes et des créatures fantastiques. Medoruma Shun n’échappe pas à cette hantise multiséculaire. Les îles des morts sont hantées par les âmes attachées à leur ancienne vie, riche en péripéties et en révélations : « L’histoire de la vieille Nabi dont les paumes émettaient une lueur de luciole quand elle joignait les mains, celle du vieux de chez Ucchi avec ses coraux qui lui poussaient sur le front et qu’il devait faire couper régulièrement, de Tamashiro le décapité, tué pendant la guerre par un soldat japonais et qui la nuit continuait à courir dans les rues du village. » Ce qui est étonnamment rendu par l’auteur, c’est l’intrication naturaliste de la vie rude des pêcheurs et des fermiers, l’ivrognerie, les travaux harassants, la promiscuité incestueuse, avec en contrepoint le fantastique toujours présent, comme l’ombre claire, fantomatique, d’un quotidien ténébreux malgré l’offrande de la nature, où ce sont les vieilles gens, les enfants et les disgraciés de la vie qui détiennent les secrets qui échappent aux autres. Le réalisme des existences confrontées à la mémoire d’une belligérance barbare qui anéantit quantité de villages donne à ces fictions marquées au coin du chamanisme leur dimension à la fois historique et fabuleuse, comme si les monstruosités de la guerre avaient rouvert profondément le gouffre aux spectres dans l’archipel idyllique. Et l’on se laisse autant emporter par le fantastique de l’Âme relogée, où un pêcheur ivre mort sur une grève se retrouve au matin habité par un bernard-l’ermite géant, que par le réalisme de l’Awamori du père Brésil, contant l’amitié d’un enfant pour un vieil homme solitaire riche d’une vie d’aventures à moitié rêvées en Amérique latine, ou encore par le naturalisme halluciné de ce Coq de combat, nouvelle qui nous apprend tout de la cruauté institutionnelle des jeux humains et qui pourtant ne cesse de fasciner autant par la folle précision des descriptions que par l’inflexible ferveur des protagonistes.

L’écriture toujours alerte, pleine de ressources poétiques, saisit au vol mille impressions subtiles que nous reconnaissons avec bonheur, et se déploie en descriptions nourries de l’intensité des songes, avec çà et là des images d’une beauté inédite. Medoruma Shun assurément ajoute à l’art romanesque japonais, du côté du dit, exaltant le style autobiographique romancé, sa note bien à lui au grand soleil d’Okinawa.