Petit répertoire thématique des
Insulaires et autres romans (noirs)

 

Bonheur

« La jardinière était divine. En mâchant ses légumes elle se sentait comme un lapin broutant dans un potager. La sieste qui suivit fut tout aussi délicieuse. Quand elle se réveilla, la pluie avait cessé. Un ciel de layette s’étendait au-dessus de sa tête à perte de vue. Il régnait dans l’air comme une odeur de lessive, de draps séchant au vent. Dans le jardin, des gouttes d’eau, portant chacune dans leur ventre un éclat de soleil, frangeaient les feuilles du laurier. Tout autour, les montagnes fumaient, badigeonnées d’ocre, de violine, et moussaient d’un duvet vert tendre qui donnait au vent une haleine de dentifrice. » (Les Insulaires et autres romans (noirs), page 369)

 

Crochet

« — Un jour elle s’est mise au crochet, d’abord des napperons, puis des nappes, des rideaux, des couvre-lits… des trucs de plus en plus grands. Elle ne s’est plus arrêtée. On dirait un insecte tissant un cocon épais autour d’elle. C’est étrange, vous savez, de vivre avec un insecte. Ça ne pense pas comme nous, ça voit géométrique, ça construit tout le temps, ça échafaude, ça n’a qu’une ambition, occuper l’infini en multipliant ces horreurs de petites rosaces en fil blanc. C’est hallucinant ! » (page 315)

 

Dieu

« La veille au soir, en sortant de la gare, il s’était rendu à l’église Notre-Dame, rue de la Paroisse qui, bien évidemment, était fermée. Dieu n’ouvre que de telle heure à telle heure. Il en avait fait le tour et s’était accroupi devant la porte du presbytère. C’était une bonne place pour mourir. La rue était aussi vide qu’un frigo de secrétaire au régime. Il s’était tassé en boule, pareil à un brouillon de lettre froissé : « Cher Dieu, sauf erreur ou omission de votre part… » et il avait attendu que le froid le fossilise. Son cerveau ne faisait plus qu’un bloc compact avec au milieu une vague image de lui, à huit ans, comme ces insectes inclus dans la résine qui servent de presse??’papiers. » (page 195)

 

Enfant

« Qu’est-ce que c’est, un enfant ? Un cerf-volant qu’on dirige quelque temps et dont on lâche le fil… puis qui se reproduit quelque part là haut, dans les nuages… Dans un livre elle avait lu que nous étions tous des enfants d’enfants. » (page 369)

 

Ennui

« — Vous ne vous ennuyez pas ici ?
—Vous plaisantez ! Je n’ai pas le temps. Tenez, aujourd’hui, une crevaison, un décès chez mes voisins et un inconnu dans ma maison ! Et c’est tous les jours comme ça ! » (page 392)

 

Flaques

« Dehors, le ciel ressemblait à un mur de chiottes, couvert de graffitis, marbré de traces de rouille. Il paraissait plus beau reflété dans le caniveau, irisé de flaques d’huile, une petite aurore boréale. Il resta un moment au bord du trottoir, les yeux fixés sur le ciel liquide, pareil à la carte du mal d’un jeu de tarots, un pied au bord de la falaise, l’autre dans le vide, un balluchon sur l’épaule et des chiens s’accrochant à ses basques. Une fois quelqu’un lui avait dit qu’on devenait adulte le jour où l’on évitait les flaques d’eau. Il sauta dedans à pieds joints. » (page 315)

 

Gares

« D’instinct, il était venu se réfugier gare Saint-Lazare parce qu’il n’avait nulle part où aller et quand on ne va nulle part on arrive fatalement à une gare. Les gares, il connaissait. Il avait fait sourd-muet dans les trains de banlieue pendant trois mois. Un jour il avait trouvé un sac contenant une centaine de porte-clés et autant de pin’s à l’effigie de Mickey ainsi qu’une carte d’handicapé, de sourd-muet, autorisant le possesseur de la carte à vendre ces colifichets sur le réseau SNCF. Pendant trois mois, il n’avait plus dit un mot jusqu’à ce qu’il s’engueule avec un contrôleur acariâtre. » (page 171)

 

Misère

« On est toujours honteux de la misère qui s’abat sur soi, comme si c’était la punition divine d’un péché qu’on cherche des jours et des jours au fond de son cœur et qu’on finit toujours par trouver. » (page 382)

 

Papa

« — Mon pauvre papa, t’as vraiment le don de te foutre dans la merde. Quand je pense qu’il y a un mois, je ne savais même pas que tu existais !
— Je t’en prie, ne parlons plus de ça.
— Mais ce n’est pas de ta faute ! Arrête de culpabiliser. Comment tu pouvais savoir que la nana avec qui tu allais coucher était ta fille ? Chez Théo tout le monde m’appelle Loi, et j’avais un an quand tu es parti ! Si tu n’avais pas trouvé la photo de maman, tu n’en saurais toujours rien. Je serais peut-être tombée enceinte et j’aurais accouché d’un monstre hideux ! BEUARK…
— S’il te plaît, Agnès, ça ne me fait pas marrer.
— Bon ! Si tu veux. Dis-moi, tu l’as goûtée, la coke ? » (page 413)

 

Plagiat

« Les pistolets, fusils, mitraillettes des garçons semblaient plus vrais que nature. Les gamins les soupesaient et les faisaient crépiter d’une main experte. Un petit Sarajevo. Un terroriste aurait glissé une arme véritable parmi celles-ci qu’il y aurait eu un véritable carnage. C’était un monde de vrai faux. Tout pouvait s’imiter, on pouvait douter de tout, on clonait les veaux, on n’était même plus sûr d’être soi-même en se réveillant le matin. Le plagiat était devenu l’art ultime, l’art fatal, l’illusion, la religion universelle. » (page 180)

 

Regret

« Nous ne savons même plus ce que c’est que ça. La gloire ? la fortune ? l’amour ? De l’enfance il ne nous reste qu’un vertige indéfinissable, juste de quoi entretenir le regret. » (page 20)

 

Roman

« Après sa cure il avait décidé d’écrire un roman, comme le retraité se met au golf. Sur un bloc neuf il avait noté :
Un père et passe.
Entre deux mères.
Dieu reconnaîtra les chiens.
Chronique des grands brûlés.
Rien que des titres et il s’était arrêté là. Ça lui avait fait du bien quand même. » (page 169)

 

Veuf

« — Merde alors… je suis veuf, je suis un autre. Comment je vais m’habiller ? » (page 23)

 

Vieillesse

« Aujourd’hui, la vieillesse était devenue une injure au jeune monde, un devenir obscène qu’il fallait soustraire à la vue des enfants. Ça évoquait les descentes d’organe, les bas à varices et tout un tas d’autres trucs répugnants. Comme la mort. Eliette avait 64 ans. » (page 359)

 

Voisins

« Elle avait lu un jour une définition de la poésie : « Deux mots qui se rencontrent pour la première fois. » Il y avait de ça dans ses rapports avec ses voisins. » (page 388)