« Si le nom propre « Darfour » a été abondamment repris et scandé par les grands médias français de toute obédience depuis une dizaine d’années, il faut reconnaître que la lectrice ou le lecteur, même doué(e)s d’une réelle curiosité, aura eu bien du mal à se mettre sous les yeux (quasiment depuis 1989, donc au moment de la « première » guerre du Darfour, mais bien avant la « grande » guerre civile, qui a débuté en 2003, avec le grand La navigation du faiseur de pluie de Jahmal Majoub, traduit chez nous en 1999) de la fiction solide en provenance directe du Soudan lui-même. Il y aurait donc là d’emblée une première bonne raison pour se précipiter sur ce Messie du Darfour, publié en 2012 (sous forme de pdf, comme presque tous ses autres romans en arabe), traduit en français en 2016 par Xavier Luffin chez Zulma, dont l’auteur, extrêmement populaire dans son pays natal, ainsi qu’en Égypte et en Syrie, a dû fuir la pression du régime soudanais, vers l’Autriche, en 2013. Une deuxième raison, sans doute la plus importante, est la magnifique écriture d’Abdelaziz Baraka Sakin, alliant un style incisif – tel que rendu par la traduction, en tout cas – et un jeu subtil entre registres littéraires qui donne toute sa puissance à cette fable contemporaine échevelée, scandée de malheurs et de malédictions, de rires et de farces. Pour nous faire partager les ambitions et les espoirs, les vengeances et les doutes de ses héroïnes et de ses héros, Abderahman l’orpheline, sa mère adoptive tante Kharifiyya, les enrôlés de force Shikiri Toto Kuwa et Ibrahim Khidir, le chef rebelle Charon, l’éleveur oncle Jumaa Sakin, et le curieux personnage qui se fera appeler, quasiment malgré lui, le Messie du Darfour, l’auteur use d’une narration résolument humoristique, travaillée au corps du tragique conflit qui oppose ici les musulmans arabes soutenus par le gouvernement aux musulmans non-arabes parmi lesquels la rébellion s’est développée, protestant contre le racisme du régime de Khartoum et contre les politiques d’accaparement subreptice des terres des agriculteurs sédentaires au profit des éleveurs nomades. Dans ce maelstrom de guérillas et de contre-guérillas, où les luttes religieuses ne peuvent même plus masquer vaguement (comme ce fut le cas lors de la guerre civile ayant conduit à l’indépendance du Sud-Soudan en 2011) les seuls conflits d’avidité et de rapine, la longue malédiction de l’esclavagisme arabe dont l’ombre portée demeure ici particulièrement forte (et que peu d’auteurs africains, même de nos jours, affrontent de face, comme le firent par exemple le Yambo Ouologuem du Devoir de violence en 1968 et l’Ahmadou Kourouma de Monné, outrages et défis en 1990), et la triste descendance des échecs coloniaux, britanniques en l’occurrence, c’est tout le miracle d’Abdelaziz Baraka Sakin que de nous offrir, parmi les tueries et les viols massifs qui composent l’ordinaire de cette guerre de purification ethnique, une singulière et – mais oui ! – joueuse histoire d’amitié et d’amour, de destinée et d’humour, d’absence de résignation et d’affirmation de conviction solide. » Hugues Robert, librairie Charybde — Paris