Nous sommes en Inde du sud, non loin de Madras, à Malgudi, nom fictif de Mysore. Margayya, riche d’une boîte en fer blanc contenant une bouteille d’encre, un porte plume et un petit registre, crée son propre système de crédit à des taux concurrentiels, et révolutionne les pratiques locales de la finance, depuis l’ombrage d’un banian, en face de l’imposante banque du Crédit Coopératif.   

Les caprices de son fils Balu, l’infernal enfant-roi, engageront le karma de Marggaya pour le meilleur et pour le pire. Son registre jeté à l’égout par un caprice de l’enfant, Margayya perd la face sous le banian, et tout crédit. En recours, il songe un instant abandonner ses ambitions et vendre des sucreries ou du savon parmi la foule des colporteurs de Malgudi. Mais il va trouver un pandit dans un temple, prêtre renonçant un peu sorcier, lequel lui enseigne par quelles dévotions étranges plaire à la déesse de la prospérité Lakshmi. Notre homme s’en va alors en quête du lotus rouge au fond d’une jungle inquiétante où la fleur pousse sur un étang qui borde les ruines d’un temple à l’abandon. Se mettre en quête, n’est-ce pas déjà provoquer le destin ? Un mystérieux docteur Pal, prétendu sociologue, qui méditait en ce désert, surgit inopinément. L’homme, un aventurier opportuniste aux allures de tentateur, cède à Margayya, pour le fond de sa bourse, un manuscrit sulfureux écrit de sa main  et intitulé  « Dans l’intimité du lit », à l’usage du bonheur conjugal.

C’est ainsi que l’ex-cambiste en haillons devient éditeur, avec la complicité d’un imprimeur auquel il s’associe. Devenu riche, Margayya rêve désormais d’être fortuné, troisième étape dans l’ascension sociale, et cède ses droits contre un magot qu’il va placer en banque, porté par sa foi presque désincarnée en l’argent. Mi Méphisto mi âme damnée, l’avisé docteur Pal n’est jamais loin : ainsi lui trouve-t-il une boutique dans un quartier fréquenté. Margayya désormais comblé par la déesse voue un culte mystique à l’argent, cette pure abstraction qui le calcine sur pied. Roi de la fameuse chaîne de Ponzi  (du nom d’un financier bostonien sans scrupule de l’entre-deux-guerres), qui consiste à rémunérer les investissements des précédents clients au moyen des fonds procurés par les nouveaux selon un processus exponentiel, Margayya, habile homme d’affaires, se voue corps et âme à sa déesse, en précurseur de Bernard Madoff, le célèbre fraudeur américain.

Mais la folie des grandeurs mènera notre as de l’usure à sa perte, son amour paternel contrarié mettant en danger l’édifice de sa fortune : un jour donné pour mort, un autre au bord du parricide, Balu devenu un homme ne suit pas  précisément le chemin de la réussite ; et le docteur Pal intrigue de son côté…

Dans cet extraordinaire roman de Narayan, plein d’humour et d’esprit, le petit théâtre vivant de Malgudi gravite autour d’un escroc malgré lui, de ces héros marqués au front par une ambition d’apprenti sorcier, comme le Raju du Guide et la danseuse (Zulma, 2011). C’est aussi une fable prophétique qu’on pourrait croire écrite à retardement. Comme toujours, R. K. Narayan puise dans sa profonde connaissance des mœurs et des coutumes ancestrales de son Tamil Nadu natal avec pour ambition de d’embrasser l’Inde d’hier et d’aujourd’hui, de nous la restituer dans sa palpitante éternité.