C’est l’histoire de deux familles, dans le Bengale du XIXe siècle, les Ghoshal et les Chatterji. Kumudini, dernière des filles Chatterji à ne pas être mariée, vit auprès de son frère aîné Vipradas, érudit humaniste qui lui aura tout enseigné : la musique, le sanskrit, la littérature, les échecs, la photographie, les arts. Jusqu’au jour où un entremetteur vient demander pour son maître, un riche négociant adoubé par le pouvoir colonial, la main de Kumudini. Celle-ci tout enivrée des légendes sacrées liées à Krishna, le dieu à la peau de nuit, et à sa bien-aimée Radha, y voit un signe du destin et presse son frère dubitatif d’accepter le marché. Pour Kumu, il ne peut être qu’un avatar dévoué de Krishna sur terre. N’est-elle pas elle-même une déesse, comme ses serviteurs le lui répètent depuis l’enfance ?

Il y a bien longtemps que les Chatterji ont oublié le différend qui les opposait à la famille Ghoshal, des brahmanes de moindre noblesse qui durent s’exiler dans cette guerre impitoyable des renommées. Mais les humiliés, eux, n’oublient jamais, même après des générations. C’est que Madhusudan, le riche marchand, n’est autre qu’un rejeton des Ghoshal, vieilli certes, mais désormais riche, plus que ses ancêtres bafoués. Ce mariage ne sera ainsi que l’occasion, longtemps mûrie, de sa vengeance.

Accueillie dans la famille Ghoshal, où les riches salons d’apparat cachent mal les dégradations d’antan, la mariée découvre son absolu dénuement face au rustre inculte qui règne sur les siens. Le désenchantement de Kumu est à la mesure de ses illusions. Tout s’effondre en elle et pourtant, par un renversement de situation inattendu, Madhusudan tombe éperdument amoureux de l’objet de sa vengeance, innocente proie d’une haine ancestrale : il l’accueille telle la déesse de la prospérité et cherchera désespérément à s’en faire aimer en nouveau riche frappé par une grâce qui lui échappe.

Avec ses figures tutélaires chues du panthéon hindouiste, ses personnages hauts en couleur, ses serviteurs évoquant par leurs mimodrames Molière ou Beaumarchais, ce beau roman d’une initiation tragiquement contrariée met en scène cet événement suprême, quasi sacral, qu’est le mariage dans les hautes castes indiennes. Tagore y démonte les hypocrisies et les mensonges, toute cette discipline d’inféodation de la femme kidnappée au sortir de l’enfance. Mais on n’échappe pas à des millénaires de civilisation et Tagore lui-même, dans sa jeunesse en adoration d’une belle-sœur qui se suicidera, aura été chercher cette histoire au vif d’une thématique universelle, celle de la tentation de l’inceste entre âmes sœurs.

Il faudrait, pour restituer toute l’ampleur dramatique de ce roman qui renfloue un monde à travers le beau visage de Kumudini, raconter l’histoire nouée des traditions et des mœurs, du contexte colonial où la société indienne, plus forte que le joug du Raj, fomentait son émancipation par les voies de l’économie, des revendications sociales et de sa culture immémoriale. Ce bel inédit et l’œuvre entière de Rabindranah Tagore, prix Nobel en 1913, ne cesseront de garder l’âme et le cœur de cette Inde multiforme, secrète, et d’une universalité qui traverse et revivifie les millénaires comme l’instant présent de notre lecture.