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« Traduire sans trahir » par Sylvain Pattieu

« Comment traduire une œuvre ? Comment rendre compte d’un univers ? Comment passer du roman à la BD, d’une langue à une autre ? Chacun à leur manière, Le Dahlia noir et Notre quelque part, dans sa traduction française, donnent une réponse à cette question. Au centre de ces deux livres, un corps meurtri, mutilé. Celui d’Elizabeth Short dans l’adaptation du célèbre roman américain. Celui d’on ne sait qui, découvert dans une case d’un village de forêt par la maîtresse d’un ministre à la poursuite d’un oiseau aux plumes bleues. Chacun de ces crimes déclenche une enquête, dans laquelle, finalement, le coupable importe peu même si le suspense existe. Ce qui compte vraiment, c’est de décrire une société, le Los Angeles des années 1940 et 1950, le Ghana d’aujourd’hui. Dans les deux cas, une société en pleine évolution, des élites et des policiers corrompus, des médias avides, des calculs politiciens qui importent plus que la justice. Dans les deux cas, les apparences et les mensonges s’imposent sur la vérité. Ni Ellroy ni Parkes ne sont pourtant des misanthropes car ils insufflent à leurs personnages principaux espoir et humanité, à petites doses chez l’écrivain américain, de façon plus évidente chez le Ghanéen.

Le personnage principal du Dahlia noir est un policier boxeur, pris dans un triangle amoureux avec son coéquipier et une femme, perdu dans des enjeux qui le dépassent. Même sensation de ne pas saisir tenants et aboutissants chez Kayo Odamtten, jeune médecin légiste tout juste rentré d’Angleterre, qui se voit offrir avec le crime une occasion unique de mettre ses compétences au service d’un pays qui jusque-là, pour cause de népotisme, ne lui laissait pas vraiment de place. Ce sont des personnages en quête de rédemption, en butte au cynisme, qui sont mis en scène, afin de mieux décrire un monde malade.  Deux livres, donc, aux allures de polar dont l’ambition est universelle : décrire des personnages aux prises avec leur conscience, dans un environnement obscur, parfois hostile. Passer du roman à la BD nécessite de faire des choix. Ils ont été décrits de façon très intéressante sur Mediapart grâce à l’équipe du book-club : http://www.mediapart.fr/dossier/culture-idees/et-le-dahlia-noir-devint-une-bd. Choix de resserrer l’intrigue sur certaines séquences, volonté de se démarquer de l’adaptation cinématographique de De Palma, ambiance fait divers « à la Weegee », mise en avant de la partie mexicaine du roman. Le résultat est une réussite : les auteurs parviennent à restituer l’ambiance sombre du roman, ils démêlent l’entrelacs des personnages sans perdre le lecteur. Traduire d’un autre langage relève de problématiques différentes. La difficulté qui se pose ici est la suivante :  Nii Ayikwei Parkes utilise une langue riche dans laquelle il glisse des mots des langues d’Afrique de l’Ouest. Il intercale aussi les registres de langues : une partie de l’histoire est vue par l’œil de Yao Poku, vieux chasseur buveur de vin de palme, qui s’exprime dans un anglais mêlé de langue twi, dialecte qui irrigue non seulement son vocabulaire mais les structures mêmes de ses phrases, sa grammaire, sa façon d’agencer les mots. Le lecteur entre ainsi dans son  univers, dans le contraste entre les villageois et leurs traditions et les hommes venus de la ville, policiers impolis ou pressés, citadins aux mœurs étranges, jeune médecin dévoué. Comment traduire une langue d’une telle richesse ? La traductrice Sika Fakambi fait le choix de transposer cet anglais d’Afrique de l’Ouest dans un français populaire de la même aire géographique. Elle se sert de sa connaissance intime de ce français pour reconstruire la parole du personnage Yao Poku ou les passages en pidgin. Ce faisant elle transforme le texte, bien sûr, mais elle en restitue la beauté originelle. A travers cette langue, elle plonge, véritablement, le lecteur dans un autre monde, celui-là même dans lequel se retrouve immergé, en totale empathie, Kayo Odamtten. Donnons un seul exemple de la parole, traduite, du vieil homme : « Elle portait une façon de jupe petit petit là. Et ça montrait toutes ces cuisses, sεbi, mais les jambes de la fille étaient comme les pattes de devant de l’enfant de l’antilope – maaaigre seulement ! (C’est plus tard que j’ai appris qu’elle était la chérie d’un certain ministre. Hmmm. Ce monde est très étonnant). Son chauffeur portait kaki de haut en bas comme les colons d’en temps d’avant, et il voulait la calmer, mais la fille secouait la tête et elle criait seulement. Après un peu, elle a repris force et elle a commencé à courir vers une voiture claire façon qui était au bord de la route. Et le chauffeur pourchassait son derrière comme la poussière. » Terminons avec un parti pris : comme dans le livre en langue anglaise, il n’y a pas de lexique, dans l’ouvrage, pour les mots de la langue twi. C’est au lecteur de deviner leur sens, en fonction du contexte, ou de se référer au lexique sur le site de l’éditeur, qui contient aussi quelques explications de contexte. Il s’agit, en effet, de ne pas considérer la littérature africaine comme un exotisme nécessitant sous-titres mais d’immerger le lecteur, où qu’il soit, dans le point de vue de l’auteur, dans sa langue, dans son univers. Que le Quelque part de l’auteur devienne, grâce à une riche traduction, Notre quelque part. » Sylvain Pattieu — Mediapart