Haïti – plus précisément Port-au-Prince – est l’unique vrai personnage du premier roman de Dominique Batraville, qui revendique en fils de prêtre vodou son génie insulaire. Et le seul sujet, sans cesse invoqué comme une divinité infernale, exhibée en de formidables descriptions et prise périlleusement à parti dans un tourbillon d’évocations sur le vif, entre l’instant zéro et le onzième jour, n’est autre que l’épouvantable séisme de janvier 2010, qui détruisit la ville et un tiers du pays. Batraville a vécu chaque instant de cet événement monstre. À commencer par les 35 secondes initiales du « Goudougoudou », comme on l’appelle à Port-au-Prince, engloutissant tout et régurgitant, au fil terrorisant des répliques, autant d’amputés, d’orphelins, d’égarés à vie. Face au cataclysme incarné, le narrateur se lance à la célébration des ruines avec un verbe échevelé d’une violente poésie qui parodie le tellurisme ravageur : « Ma ville croule, s’écroule sous le poids des délits et délires de voyance. Tout le monde aurait vécu en songe le Mardi des douleurs. » Bien au-delà d’un événement de langage : un auteur haïtien héritier déclaré de Jacques Stéphen Alexis, d’une extraordinaire faconde, lui-même rescapé du séisme, fait revivre Port-au-Prince dans l’imaginaire caribéen, tout secoué par les heurts des plaques tectoniques de l’Histoire depuis Christophe Colomb débarquant sur l’île Ayiti-Bohio des indiens Taïnos et Caraïbes, les massacres des autochtones et les milliers d’esclaves noirs déportés d’Afrique en attendant la conjuration révolutionnaire et la création de la première République noire en 1804, que les dictatures fantoches ne ménageront pas jusqu’à nos jours.

Mais toutes ces secousses de l’Histoire semblent ici surgir de la tête enflammée d’un narrateur qui subit le séisme dans tout son être et du fond de sa mémoire, à travers ses ancêtres et ses contemporains que la terre avale, dans l’instant apocalyptique : ce 12 janvier 2010, date du plus grand séisme jamais enregistré dans cette région des Grandes Antilles, au milieu des cadavres et des sinistrés, Batraville va le traduire en une extravagante fable vodou dans sa langue inspirée, convoquant dans un même maelström dantesque et gargantuesque les esprits des morts et un fol érotisme où toutes les incarnations féminines, saintes larmoyantes, vierges et prostituées, dansent avec les joyeux squelettes de la dérision caribéenne.

Grand lecteur de la Bible, du Coran ou d’Homère, fin lettré, amateur d’art irréprochable, féru de renaissance italienne, et grand initié aux rites vodou, M’Badjo Baldini fait résonner le chaudron du cataclysme de tous les mythes des grandes civilisations, avec la voix spécifique du fantastique caribéen. Dans ce fantastique de situation qui est, stricto sensu, la réalité haïtienne, le narrateur, « personnage inconnu de Pirandello » fait la queue comme tout le monde pour obtenir de l’eau, du pain, un lit gonflable ou une toile de tente. Cette extravagante synthèse d’horreur au quotidien et d’imaginaire cosmique traduit à merveille l’intériorité vécue d’un artiste pris dans l’œil du cyclone, qui en ressort comme ivre mort dans un quartier fantôme habité de belles de nuit.

Si le personnage principal du roman est Port-au-Prince, avec son peuple de martyrs et de rescapés hagards, d’esprits et de morts-vivants, on comprend que c’est par le style que Dominique Batraville, le grand initié, double efficace de « M’Badjo Baldini, Sicilien noiraud de la Sous-Méditerranée métisse, afro-créole foudroyé dans le temps par les mauvais Atlantes » surmonte le Mardi des douleurs. « Je vis chaque jour mon épopée », déclare-t-il au huitième jour du désastre, en récapitulant les femmes-cyclones de sa vie, et au onzième enfin, réconcilié avec la foi de Job, annonçant : « Ma ville se meurt dans son sang. Ma ville-mouroir. Je reviendrai un jour réveiller tes métamorphoses. »