Il arrive qu’une œuvre littéraire surgisse comme ces fleurs d’osmanthe, arbustes aux floraisons blanches et capiteuses, pour sauver du chaos un monde en déliquescence. Eileen Chang a écrit Love in a Fallen City à Shanghai, sa ville natale. Alors occupée par les Japonais, cette mégapole fut dans les années trente la Babel portuaire chinoise, lieu de toutes les contradictions, à la fois chaudron révolutionnaire, centre financier, plaque tournante des trafics, et modèle d’une culture millénaire mêlant décadence et renouveau face aux impérialismes occidentaux et nippon.

Love in a Fallen City, roman moderne hanté par la menace guettant les civilisations traditionnelles les plus refermées sur leur rêve de perpétuité, met en scène des figures singulières de la vie ordinaire au sein terriblement hiérarchisé et clanique de la famille chinoise. Alors que tout va s’effondrer dans la tourmente, la cellule familiale nouée sur ses alliances maritales complexes, crispée sur ses valeurs d’argent, de distinction et de bienséance, semble avoir pour seule vocation de se perpétuer, mais la décadence frappe par la libération des mœurs au gré des crises financières et des tourmentes bellicistes. « Un jour, déclara Eileen Chang, notre civilisation, évaporée ou sublimée, appartiendra au passé. Et si le mot “désolation” est celui que j’écris le plus souvent, c’est à cause de cette menace diffuse qui pèse, en toile de fond de nos pensées. »

Il n’est pourtant ici question que de passion amoureuse, et d’autant réfléchie, aux prises avec la tradition. On évoquerait volontiers Flaubert et Maupassant pour la violence retenue des sentiments et l’exactitude cynique des descriptions, mais les univers de Huysmans et de Proust ont davantage d’affinités du côté de l’évocation impressionniste des instants précieux ou labiles de l’amour et de l’oubli, des émotions perdues de la jeunesse, et de ce raffinement inouï proche de l’art du peintre lettré chinois, pour décrire un visage qui se penche dans la « clarté de la lune au devant du lit ».

Eileen Chang fut très jeune imprégnée des enchantements raffinés des cinq grands chefs-d’œuvre romanesques de la littérature classique chinoise, et particulièrement par le Rêve dans le pavillon rouge de Cao Xueqin, avec ses cinq cents personnages et son palais-labyrinthe. Pareillement ouverte aux trépidations de la modernité occidentale ou asiatique, Eileen Chang âgée alors de vingt-trois ans décrira avec une force d’évocation, un pouvoir de clairvoyance touchant au génie – ici à Shanghai ou à Hongkong en pleine guerre mondiale – cette brèche historique, véritable séisme dans le continuum de la civilisation chinoise que les individus plus ou moins inconscients, pris dans l’accélération des événements, éprouveront alors comme empêchement, déchirure intime ou tragédie personnelle. Car on ne se mesure pas plus à l’Histoire qu’à un océan démonté, tâchant seulement de parer au naufrage. « Mais dans ce monde indéchiffrable, écrit-elle avec une inavouable blessure de nostalgie, qui sait où sont les causes, où sont les conséquences ? »

Avec Ah Hsiao est triste en automne, nous sommes dans une maison de Shanghai et la domestique, l’amah Ah Hsiao, villageoise encore jeune, sert un maître viveur d’un parfait égoïsme. Les femmes légères défilent à la maison, les miss permanentées, soubrettes et danseuses, mais seule Ah Hsiao est vraiment indispensable pour tenir le ménage du libertin, laver, recevoir et cuisiner, au point que son brave époux en devient presque invisible, relégué dans son échoppe. Son maître qui adore la voir « voleter ou picorer autour de lui comme un pigeon apprivoisé », trouve en elle, face aux maîtresses jalouses, tous les avantages ménagers d’une épouse vraiment humble et un peu de l’apaisement d’une mère dévouée. Cœur simple à la chinoise, Ah Hsiao, se satisfait au fond de cette vie besogneuse où l’espionnage fait partie de ses fonctions, dans un voisinage tout semblable où les domestiques s’activent en gardiennes de la ruche, avec dans les moments de répit, certaines nuits de pleine lune automnale, l’immense regret sans visage du silence et de la solitude.