Padma, la mère adorée de Malika – la folle dévotion à la mère et à ses substituts nous offre des pages quasi proustiennes – garde depuis des années un secret qui menace l’ordre familial et les valeurs de la société indienne. On découvre d’ailleurs peu à peu en elle un étonnant personnage de femme émancipée, en rupture de ban. Mais Padma n’est pas seule à cacher et révéler le fameux secret qui tourne, nous le découvrirons, autour du père absent de Mallika. Tout au long de ce roman polyphonique où chaque entrée relance l’intrigue, le secret de famille passe d’un personnage de femme à l’autre, comme si elles se donnaient le relais. Autour de ce silence, ou plutôt de ces secrets dérobés, chacune prend la parole et à travers sa propre histoire, nous révèle une part du mystère, escamotée ou clandestine. Et à force d’être trituré en tous sens, le secret des secrets finit par nous apparaître, à nous lecteurs, comme si une promesse nous était faite dans ce dédale d’histoires, de couleurs rares, de fêtes intimes, de drames aussi.

Ainsi Mallika devenue adulte et qui rend vie à la fillette qu’elle était, toujours entre chagrin et magie, sa mère Padma qui sut affronter un jour des millénaires de tradition, la grand-mère porteuse d’énigmes et de coutumes, les amies rêveuses toujours entre deux contes, et même les voisines trop loquaces, tressent ensemble le mystère de l’absence du père et de l’époux : est-il mort, est-il un autre ?

Quel mystère cache ce complot du silence, bruissant d’échos, qu’entretient cette famille indienne composée de femmes, dont quelques-unes sont d’assidues lectrices, qui semblent étrangement se cacher de l’aveu derrière les héroïnes aux passions dévorantes de ces chefs-d’œuvre du « classicisme colonial » que sont Jane Eyre, Middlemarch, les Hauts de Hurlevent ou encore Tess d’Uberville.

Les personnages d’Anjana Appachana, qui semblent par ailleurs détenir une faculté à la fois médiumnique et tronquée à raconter une même histoire à travers différentes perspectives, incarnent en cela la figure multiple de l’écrivain. C’est que ni Mallika, ni sa mère Padma, ni même la grand-mère ou les voisines ne détiennent, comme elles l’imaginent du fond de leur affabulation vraie, toutes les pièces du puzzle de ce drame à quel point tu et déchiffré, scandaleux et exemplaire, qui s’est joué un jour lointain avec son cortège de transgressions, de quiproquos et de malédictions.

Si nous entrons avec Mallika dans le grand labyrinthe des fictions vécues, on découvre que c’est Padma, sa mère, elle-même éprise de littérature et de liberté, qui porte l’amer enchantement du roman : quelle est la vraie histoire de Padma, comment a-t-elle conçu cette fille qui s’interroge ? Celle-ci laisse parler sa mémoire avec des accents tendres et bouleversants : « C’était terrible de connaître la raison indicible du chagrin de Ma, qui me refusait toute connaissance de mon père mort. Je savais que, la nuit, elle le pleurait, sans bruit, amèrement. La nuit abritait les secrets et les lucioles. La nuit, les secrets tus le jour se déversaient dans l’obscurité de la chambre de Ma, s’en évadant comme de la fumée sous la porte. »

Mais le récit des autres protagonistes, Madhou, Anouradha, Shanta, Rukmini…, nous trouble et nous émeut tout autant dans notre quête d’une révélation en forme de puzzle mouvant où les histoires vécues, rêvées ou lues constituent un patchwork de motifs qui s’entrecroisent et se superposent sans jamais laisser perdre le fil conducteur : cette année des secrets sans cesse noués et dénoués.

Les récits des différentes narratrices en effet se complètent et s’emboîtent, de manière à tisser un récit unique qui vient se former dans l’esprit du lecteur, seul complice d’une trame narrative complexe, donnant à voir l’image d’une société pétrie de contrastes. Les voix des femmes portent toutes en creux ce même secret qu’elles dévoilent, transforment ou cachent, comme les bris d’un miroir qui reflèteraient ou déformeraient tour à tour une vérité trop grave pour être convoquée.  Et l’attachement à ces vies de femmes est d’autant plus fort qu’Anjana Appachana nous invite avec un art consommé du détail, aussi intimiste que dépaysant, dans le quotidien en somme intemporel du tissu familial de toute une société.

Remettant en question avec une féroce ironie la structure patriarcale de la société indienne, cette ample tapisserie de voix chuchotées et de regards furtifs révèle, une fois déployée, une fresque haute en couleurs et terriblement féministe.