L’achat

« — Écoute-moi, dit l’homme à l’adresse de Chong. Je suis un marchand qui fait la navette entre ici et Nankin en Chine. Jadis, les marchands chinois achetaient des jeunes filles de quinze ans pour les offrir en sacrifice au roi de la mer, cela afin d’obtenir qu’il les protège et leur évite de sombrer dans les tempêtes. À notre époque, les mœurs ont changé, on ne sacrifie plus les vies humaines. On fait quand même un kut, mais pour la forme. Et puis, une fois le bateau parvenu à bon port, la jeune fille qu’on a embarquée est donnée en mariage à un riche Chinois. Les marchands de Nankin ont collecté trois cents nyang qu’ils ont déjà remis à ton père. Sois donc obéissante, laisse-toi conduire comme nous te le demanderons. » p. 21

 

L’amour

« Guan replongea ses mains dans l’eau, il saisit les cuisses de Chong dans une puissante étreinte et se dressa d’un coup. Elle poussa un petit cri, accrochée à son cou, serrant les jambes autour des reins tendus de Guan. Debout, il s’activa avec une brusquerie animale. La jeune fille, dont la tête brinquebalait, laissait échapper des plaintes de plus en plus fortes. Guan approchait de l’orgasme, il rugissait. Leurs halètements et leurs cris se précipitaient et s’amplifiaient pour s’atténuer soudain et reprendre de plus belle, puis ils s’étirèrent et s’apaisèrent tout à fait. Les amants se laissèrent glisser au fond de la baignoire, enlacés, attendant que le remous cesse. Des spasmes secouaient encore le corps de Chong qui gardait en elle le membre de l’homme. Elle posa son menton sur le bord de la baignoire, la bouche entrouverte. » p. 127

 

L’armée chinoise

« L’armée chinoise était constituée de soldats de fortune mobilisés parmi les gardes des places fortes et des portes des villes. C’était un assemblage disparate de toutes sortes de gens, depuis les gamins imberbes jusqu’aux engagés professionnels approchant la sénescence. Les officiers de grade inférieur se comportaient en véritables voyous. Le rationnement était toujours à court – il relevait de la responsabilité des fonctionnaires qui, dans les préfectures, imposaient aux riches de subvenir aux besoins de l’armée. En réalité, beaucoup de soldats n’étaient enrôlés que sur le papier, ce qui signifiait que chaque commandant avait à peine cinq cents hommes sous ses ordres. Les officiers établissaient de fausses listes pour obtenir davantage de rations ; lorsqu’une inspection se profilait, ils faisaient venir des recrues d’autres compagnies. En matière d’entraînement, on se contentait de maîtriser les techniques de combat rapproché au sabre, à la lance et à la matraque. Mais dès qu’un coup de canon retentissait, chacun oubliait sa position et sa mission, et déguerpissait au plus vite. On ne savait pas utiliser correctement les rares fusils de l’arsenal, on redoutait jusqu’au bruit des armes à feu de l’ennemi. » p. 162-163

 

Le bordel

« Elle les partagea ensuite en deux groupes : pour les grands salons et pour les petits. Les grands étaient réservés aux riches, les petits aux clients fidèles mais peu dépensiers. Il y avait aussi des salons pour les personnalités importantes. Certains clients demandaient un lit d’emblée ; pour beaucoup, cela se décidait plus tard, sous l’emprise de l’alcool. Les filles recevaient les clients qui voulaient coucher avec elles dans des chambres situées à proximité de la fumerie, un endroit très calme. Kiu désigna deux filles parmi toutes celles présentes :

— Vous, vous resterez ici pour le moment. Les autres, direction la salle d’attente… » p. 111-112

 

La cérémonie nuptiale

« Telle fut leur cérémonie de noces, vite expédiée au-dessus d’un bol d’eau puisée dans le Yangzi. Les deux jeunes gens s’inclinèrent profondément l’un devant l’autre. Ils firent trois révérences, puis s’assirent en silence. Chong posa sur la table une broche en argent représentant un couple de canards mandarins, montée sur des nœuds de fils de soie rouges, bleus et jaunes.

— Cela vient de ma mère, c’est elle qui a confectionné les nœuds, pour mon mariage. C’est mon cadeau, c’est pour vous.

  Dongyu regarda attentivement le bijou. Puis d’une de ses poches il tira une petite tortue de jade avec un minuscule trou dans la tête.

— C’est un ornement qui était suspendu à l’éventail de mon père. L’éventail a disparu, il était complètement usé. Mais j’ai gardé ceci, je l’ai toujours avec moi depuis ma petite enfance.

  Ils échangèrent ces trésors, gages de leur amour, et les rangèrent précieusement. Chong écarta la petite table et se déshabilla. La lune était maintenant au milieu du ciel, on entendait la musique au loin. Elle s’étendit, nue, de tout son long. Dongyu se dévêtit à son tour. Il s’allongea près d’elle. Puis tous deux se tournèrent sur le côté pour se faire face. D’une main tremblante, Dongyu se mit à caresser le corps de Chong. Elle posa sa tête sur le bras libre de son compagnon. Et puis, le pipa de Dongyu se fit entendre, les cordes se mirent à sonner comme des gouttes d’eau qu’on projetterait, le rythme allait s’accélérant. Le frêle violon de Chong lui répondait, fragile et ténu. Les voix des deux instruments s’unissaient, se perdaient et de nouveau se retrouvaient. Le bateau tanguait légèrement, l’eau clapotait sous leurs corps enlacés. Quand Dongyu pénétra la jeune fille, le violon se mit à pleurer dans les notes aiguës. Le pipa accéléra le rythme, haletant, multipliant les notes comme une averse soudaine. L’embarcation tanguait de plus en plus, le visage blanc de la lune disparaissait et reparaissait dans les interstices du store. » p. 157-158

 

Le commerce

« Dans le port de Jinjiang, le long de la rue principale, il y avait autant de bars et de salles de jeux qu’à Nankin. La voie fluviale utilisée par les cargaisons de thé, de soie et de coton, allait de Hangzhou à Nankin en passant par Jujiang et Wuhu. La voie s’élargissait à partir de Jinjiang, elle devenait aussi profonde que la mer à l’approche de Shanghai. Les navires marchands, qu’ils vinssent par le sud, de Canton, Macao, Amoy, Fuzhou ou Ningbo, ou par le nord, de Qingdao au Shandong ou de Pékin, de la mer de Chine méridionale ou de la mer Jaune, convergeaient tous sur Shanghai avant de remonter vers Jinjiang : de là, les produits importés partaient vers l’intérieur du pays. Officiellement, Canton était le seul port ouvert au commerce international, et seules treize maisons de commerce avaient le droit de commercer avec les Occidentaux. Mais, profitant de ce que le contrôle était très mal assuré, les étrangers faisaient des échanges directement avec les patrons des jonques qui leur apportaient les productions de tout l’arrière-pays. » p. 81-82

 

L’éducation sexuelle

« En tant que lingia, Kiu examinait le corps des jeunes filles et leur enseignait les techniques de l’amour. Elle s’enquérait aussi des réactions des clients, essayait de deviner leurs goûts afin de leur destiner les filles qui conviendraient le mieux. Lorsqu’elle passait la journée avec Lenhwa, elle lui apprenait ce qu’il convenait de faire : les mots, les gestes qu’aiment les hommes, comment se faire désirer d’eux sans agacer, les moyens de les exciter, les techniques pour arriver à un orgasme rapide ou, inversement, pour le retarder et accroître l’intensité du plaisir… » p. 109-110

 

L’esclavage

« Le bateau fit d’abord escale à Fuzhou. Les truands avaient l’habitude de regrouper à Fuzhou et à Amoy les hommes et les femmes qu’ils avaient achetés à Tianjin, Qingdao, Shanghai, Ningbo et Hangzhou, pour les revendre ensuite en tant que coolies ou prostituées. De Fuzhou étaient expédiés ceux qu’on destinait à Formose et à Luzon ; de Amoy, plus au sud, ceux qu’on envoyait à Batavia et à Singapour. » p. 215

 

Les esclaves et les fourmis blanches

« Les bourses du travail, expliqua Tsu, sont en réalité des lieux où on vend les femmes enlevées. Ici sur le marché, il y en avait plusieurs. Depuis longtemps, à Suzhou, on monnayait les êtres humains : il y avait des fournisseurs de filles pour les bars, les lieux d’amusement, ou pour les riches qui souhaitaient s’offrir une concubine. Ces commerçants d’un genre particulier, on les appelait des “ fourmis blanches ”. À vrai dire, ils vendaient de tout : des femmes enlevées dans de lointaines contrées, mais aussi des hommes et des enfants. Les enfants, ils leur coupaient les tendons du talon, leur crevaient les yeux pour en faire des aveugles ou leur jetaient de l’eau bouillante à la tête pour les défigurer : ainsi mutilés, ils pouvaient rapporter de l’argent en s’exhibant dans de monstrueux spectacles ou, plus simplement, en apitoyant le chaland. » p. 175-176

 

La flotte occidentale

« L’approche de la flotte occidentale offrait un tableau spectaculaire. Avec leurs voiles, deux en proue et deux autres à l’arrière, et leurs roues à aube actionnées par des chaudières à vapeur, les navires s’avançaient au milieu du fleuve en faisant hurler leur corne de brume. Que pouvaient bien espérer contre leur blindage les arcs et même les obus chinois ? Quatre de ces cuirassés, armés de chaque côté de canons sur deux étages, s’avançaient droit vers le cœur de la flotte adverse disposée en éventail. La ligne de défense chinoise s’entrouvrit, les bâtiments s’écartant à gauche et à droite. Les cuirassés anglais ouvrirent le feu tous en même temps. Les voiliers chinois en première ligne se couchèrent sous la première salve, mâts cassés, bordages éventrés. Puis le premier des cuirassés pénétra plus avant en ne cessant les tirs, le deuxième fit de même, puis le troisième. Lorsque le quatrième eut achevé son œuvre, les bateaux chinois étaient quasiment tous détruits, en train de couler. Le spectacle n’avait pas duré une heure. » p. 164

 

La fumerie

« Certains planaient déjà, les membres à l’abandon ; d’autres, couchés sur le côté, glissaient dans le monde des chimères ou tiraient sur leur pipe, la tête sur un oreiller de bois de cocotier ; d’autres encore s’employaient à chauffer une boulette d’opium sur une flamme… Dongyu se penchait sur chacun pour voir sa tête. Isolé par une cloison basse, chaque emplacement était pourvu d’une natte, d’un petit réchaud, d’une coupelle et d’une pipe. Le dos d’un type tourné face au mur lui parut familier. Il s’approcha, posa une main sur son épaule, l’homme se retourna : c’était bien Shangzhao. Il semblait déjà en extase, clignant des paupières. » p. 208-209

 

La guerre

« On disait que la guerre avait éclaté. C’était le moment de l’année où souffle un vent froid. Les cuirassés à vapeur de la marine britannique, forte de milliers d’hommes, avaient tiré sur des voiliers chinois au mouillage. La défense avait été neutralisée en quelques heures. Les forces britanniques avaient débarqué à Ningbo et dans l’archipel de Zhoushan. Elles contrôlaient la circulation fluviale, laissaient les navires marchands étrangers poursuivre leur route, mais les bateaux battant pavillon chinois, les bâtiments armés en particulier, étaient pris pour cible et aussitôt coulés. Les survivants des équipages militaires des navires naufragés dans l’estuaire du Yangzi venaient se retrancher à Jinjiang. Ils n’osaient pas piller la ville comme ils l’auraient fait dans les coins plus reculés du pays. Mais les commerçants se voyaient contraints de leur donner à boire et à manger sur leurs fonds propres. Quant au Pavillon, il ferma momentanément sa salle de jeux et sa fumerie, et limita son activité à la restauration. » p. 161-162

 

Hangzhou

« Au bout de deux jours, la jonque approcha de Hangzhou. De chaque côté du cours d’eau, des champs de mûriers défilaient à perte de vue, jusque sur les montagnes. Hangzhou était réputée pour sa soie. On disait qu’ici, il n’y avait pas de pauvres. Certes, les riches étaient riches, comme il se doit, mais tous, jusqu’aux employés des magnaneries, vivaient dans un relatif confort. Les maisons avaient plutôt belle allure, les rues étaient propres, les gens portaient des habits de soie claire adaptés à la saison. Des fenêtres joliment fleuries, de grandes perches s’élançaient au-dessus des rues, laissant flotter des coupons de soie rouge, bleue ou jaune qu’on venait de teindre et qu’on laissait sécher dans le vent. Digne de son nom de “ ville aquatique ”, Hangzhou était sillonnée par un immense réseau de canaux qui permettaient d’atteindre la mer au sud, le lac Xi Hu à l’ouest, ou l’eau claire du Qiantang, bordé de sable blanc. » p. 185

 

Les jeux

« Une fois franchie la porte en demi-lune du Pavillon du Bonheur et des Plaisirs, on débouchait aussitôt dans un immense salon équipé d’une bonne cinquantaine de tables de jeu. Il y avait là, au bas mot, quelque deux cents chaises. Au milieu des chalands qui, dans le brouhaha de la salle enfumée, jouaient au mah-jong, aux doubles dés, au jeu des fleurs – lequel consistait à deviner quelle carte allait sortir –, déambulaient les marchands autorisés qui proposaient des amuse-gueule, du thé ainsi que des pipes à eau. Celle-ci était fort en vogue. Le vendeur passait avec de petits pots de tabac qu’il portait en bandoulière et de longs tuyaux pareils à des serpents. La fumée abandonnait un peu de sa nicotine à travers l’eau mentholée dont le parfum rafraîchissait la gorge. L’opium, en revanche, était strictement interdit dans ce genre de lieu. De temps à autre, lorsqu’un joueur gagnait le gros lot, une grande clameur s’élevait, couvrant des soupirs affligés. Pour jouer, il était interdit de gager des billets de change, de l’argent ou des bijoux ; il fallait d’abord aller convertir ses valeurs en jetons, petites pièces rondes découpées dans des coquillages. Mais une fois tous ses jetons dépensés, on pouvait toujours troquer des bijoux contre les jetons d’autres joueurs, ou même les gager directement si les partenaires du jeu l’acceptaient. Certains patrons de jonques misaient le connaissement des marchandises qu’ils transportaient ou encore des lettres de change commerciales. » p. 83-84

 

La métamorphose

« Avec l’arrivée du printemps, Shim Chong subit une nouvelle métamorphose. Un matin, elle se sentit toute ramollie, avec un mal au ventre persistant. Croyant à une mauvaise digestion de son petit déjeuner, elle prit un médicament qu’elle fit dissoudre dans de l’eau tiède. Mais le mal ne passant pas, elle resta allongée un moment. Elle sentait une humeur couler entre ses jambes et mouiller ses sous-vêtements. Soulevant sa robe de dessus et son jupon, elle découvrit que son linge était tout rouge. Une tache écarlate maquillait aussi le drap. Perplexe, elle tira le cordon. La vieille Chow accourut. » p. 61

 

La misère

« Détournant le regard, Chong et Dongyu entrèrent dans le sombre couloir du rez-de-chaussée où, de part et d’autre, s’échelonnaient de petites chambres aux portes ouvertes. À l’intérieur, ils aperçurent des gens à peu près nus. Chong eut un choc en découvrant une fillette dont la moitié du visage n’était plus que cicatrice, probable conséquence d’une brûlure ; elle était en train de manger une soupe de soja tandis que de tout petits enfants aux jambes mutilées se traînaient au sol. On les avait attachés à une chaise, comme des singes, avec une chaîne. Le regard horrifié de Chong croisa celui d’un type à l’air hargneux, qui darda sur elle un œil torve. Son torse nu était couvert de tatouages représentant des esprits. Il cracha, puis jappa après Chong :

— Salope, qu’est-ce que t’as à regarder comme ça ? Tu cherches des coups ? » p. 172-173

 

La musique

« Il s’y rendit et trouva une grande assemblée de badauds autour de saltimbanques qui jonglaient avec leurs bâtons. Plus loin, dans une cour, un combat de coqs tirait de grands cris au cercle des spectateurs. Un orchestre l’attira à quelques pas de là. Assis à même le sol, un homme et une femme d’un certain âge chantaient en s’accompagnant au pipa, quatre autres musiciens jouaient de la flûte à bec ou d’instruments à cordes. En matière de musique, Guan s’y connaissait un peu grâce à sa vie passée auprès des hôtesses ou autour de tables bien arrosées. Lui-même savait jouer. Il pouvait mesurer à quel point ceux-là étaient virtuoses : leurs mélodies sonnaient à ses oreilles comme de pures merveilles. » p. 120

 

L’opium

« La rumeur en effet disait qu’un navire de guerre occidental avait attaqué des bateaux chinois sur la côte, et que, par la suite, des cargaisons d’opium avaient été brûlées. Les contrôles étant devenus plus sévères, on ne laissait plus monter dans la fumerie que les clients sûrs. Le prix de l’opium, qui auparavant ne coûtait que trente fen, avait décuplé depuis l’attaque subie par les jonques à l’entrée du Yangzi. Le gouvernement central avait depuis longtemps interdit l’usage de cette drogue, mais beaucoup de gens étaient devenus accros ; il y en avait même chez les fonctionnaires, si bien que les contrôles restaient assez formels. Mais ces incidents contribuaient à électriser l’atmosphère. » p. 102-103

 

La pluie

« À Keelung, il plut à torrent de décembre à février. Ce n’était pas sans raison que les matelots et les marchands avaient rebaptisé la ville du nom de Yugang, “ le port de la pluie ”. Le déluge s’accompagnait souvent d’orages. Parfois, ce n’était plus qu’une petite ondée, mais qui s’étendait du jour à la nuit. Certains jours, tout disparaissait dans la bruine. Et quand la pluie cessait, le ciel restait chargé de nuages, la mer ne se départissait jamais de sa teinte uniformément grise. À peine le port quitté, on pénétrait dans un épais brouillard sous un ciel bas, au point de ne pouvoir distinguer l’île si proche de Heping. » p. 245

 

La technique

« Passant d’une chambre à l’autre, Sialan leur prodiguait ses derniers conseils :

— Tu fais court ! Sinon, tu fatigues. Comme je t’ai expliqué, tu serres bien les cuisses, ils se vident tout de suite. Pas de palabres. S’ils s’attardent, tu les grondes, tu les fous dehors, carrément.

  Elle leur distribuait des serviettes en coton et une petite éponge attachée à un fil. » p. 249-250

Le village aux pêchers

« Où se trouvait donc le village aux pêchers ? Un écran de collines ondoyantes s’ouvrit sur le petit village aux pêchers. Des maisons coiffées de chaume à la façon des champignons se blottissaient sous les arbres. Devant le village passait une rivière traversée par une rangée de pierres dont chacune ressemblait à une carapace de tortue. Une petite fille à la jupe usée s’avançait, hésitante, tenant l’extrémité de la canne de son père. Elle posait un pied sur une pierre, le cœur serré, se retournait, posait l’autre, se retournait à nouveau vers l’aveugle qui avançait en tâtonnant. Une vache attachée à un arbre répondait aux appels de son veau. Des faisans s’envolaient vers la montagne de derrière en poussant leur cri plaintif. Les enfants du village, des triques à la main, se poursuivaient sous le plaqueminier dont les branches menaçaient de rompre sous le poids des fruits. Plus loin, ils secouaient les châtaigniers pour faire éclater les bogues. Les pigeons émettaient leurs notes légères, si semblables à celles du violon chinois à deux cordes. Aussi grosse qu’une bassine, la pleine lune s’élevait au-dessus de la montagne. Un voile vint embrumer le village tout entier comme un lavis d’encre s’étalant sur le papier de riz. Des voix d’enfants venues du lointain parvenaient aux oreilles de Chong. Elle n’avait pas oublié leurs chants. » p. 153-154

 

Le viol

« L’un des violeurs lui saisit les bras qu’il immobilisa à la tête du lit, un troisième lui saisit les pieds. Elle fermait les yeux, mais sa conscience avait recouvré toute sa lucidité. Ce qu’elle ressentait n’était pas nouveau, seul son ventre percevait la présence d’un corps étranger, tout le reste de son être s’était comme absenté. La chose en elle se mit à se mouvoir brutalement : cela, d’abord, la brûla, puis s’amollit. Comme on tirait ses bras en arrière, le galbe de ses seins avait disparu, seuls les tétins pointaient encore. » p. 198