Contrebande. « Soudain Requin, comme celui qui tire sur la ligne pour ferrer une touche fugitive, laissa tomber un mot :

– De l’alcool !
Sans avoir compris où il voulait en venir, je répétai le mot sur un ton interrogatif :
– De l’alcool…?
– Oui, de l’alcool, de l’alcool pour les Américains, précisa Requin.
Et, retenant les mots dans sa bouche, il en détacha chaque syllabe : De la con-tre-ban-de !
Cette suggestion inattendue me laissa médusé. Puis je bondis, fou de rage :
– Tu es cinglé, Requin !… Comment peux-tu me proposer ça !
Requin haussa vaguement les épaules :
– Qui ? Moi, vous proposer quoi…? Je vous propose rien. Je dis que si La Buena Ventura était à moi, je ferais de la contrebande, c’est tout. »

Danseuses. « Brusquement, dans une gerbe d’éclats de rire, une douzaine de femmes firent irruption dans la salle. On eût dit un banc de sardines sans défense face à des thons guillerets. Tous les yeux se tournèrent vers elles, comme l’aiguille d’une boussole vers le nord. C’étaient des danseuses professionnelles qui, leur travail terminé, accouraient au cabaret à la recherche d’acheteurs de plaisir. Elles étaient vêtues modestement. Leurs chairs flétries, chairs de souffrance et de péché, trahissaient les mauvaises nuits, les jours sans pain, les caresses forcées, les étreintes sans désir, toutes les misères de la vie la plus sordide et la plus pathétique. Elles égrenaient mécaniquement des rires sans joie. Et entre leurs lèvres de location s’embusquait parfumée et traîtresse, la syphilis. Elles scrutèrent la salle en chasseresses aguerries. Puis elles se dispersèrent pour se poster aux endroits stratégiques. L’une d’elles s’adressa à moi :
– Tu m’invites, chéri ? »

Ordures. « On avait ouvert la benne de la péniche et les ordures se mirent à glisser et à se répandre lentement dans la mer, survolées par une nuée compacte de mouches bourdonnant comme un ventilateur. Comment ces mouches pourraient-elles revenir sur la terre ferme ? »

Pêche au mérou. « J’ai ramené mille livres de maquereau, nous apprit-il, et j’ai dû les laisser à quatre centavos et demi. On n’a même pas eu de quoi payer notre écot. On est tous endettés, on a les jambes dans la gueule du requin. Mieux vaudrait pas sortir ! On est dans la mouise jusqu’au cou, à cause de ces fumiers de bateaux frigorifiques américains et de cette foutue pêche côtière. Le Chinois Achon m’a dit qu’il vous avait acheté votre mérou à deux centavos et demi. J’ai même vu vendre deux grands espadons à six centavos. Y a de quoi rêver ! Il paraît qu’à Casilda et à Cienfuegos, y a pas mal de Japonais qui pêchent pour La Havane. »

Tabac. « – Vous avez une allumette ?
Je lui tendis une boîte et il alluma une cigarette jaune, d’une sorte que plus personne n’appréciait en ville et qu’on voyait uniquement à bord des bateaux de pêche, car les marins espagnols en raffolaient. C’était un tabac fort et serré qui, dès qu’on cessait de fumer, s’éteignait. Scot tira deux longues bouffées, au point d’en faire jaillir des étincelles. Il la plaça ensuite dans un coin de sa bouche. En me rendant les allumettes, il me dévisagea. Un frisson presque imperceptible me parcourut, comme si un serpent avait braqué sur moi à l’improviste son regard hallucinant et froid. Il était borgne de l’œil droit. La paupière recouvrait à peine l’orbite vide qui s’était recroquevillée et ridée au point de ne plus être qu’une fente étroite. Par contre sa joue était lisse, trop lisse, et donnait l’impression d’être figée par une paralysie partielle. L’œil sain, qui se plissait un peu quand il se posait sur vous, distillait un regard à la fois fixe, dur, douloureux et insolent, dans un mélange étrange d’audace, d’angoisse et de cynisme. Un regard distant et en même temps proche et avide, qui pesa sur moi comme une chose tangible et lourde. Et pour l’éloigner de mon visage, je tournai les yeux vers la terre. Au bout d’un instant, Scot commenta :
– Qu’est-ce qu’il y a ? Vous cherchez les gardes-côtes. Il est encore trop tôt. Il faudra avoir la trouille quand on sera dans les eaux américaines. »

Yacht. « Finalement nous pûmes identifier la tache, qui peu à peu s’était précisée. C’était un beau yacht de croisière, fait pour séduire un homme de goût. Il avait une coque blanche, coupée à l’anglaise, et une dunette de couleur ocre rouge. Il fendait élégamment les flots, léger et gracieux comme un poulain en liberté, laissant derrière sa poupe un fouillis de copeaux de plâtre. Sa vitesse excessive maintenait sa proue levée et l’eau, lisse comme l’œil d’un pagre, se donnait à lui humblement, s’ouvrant devant son étrave en un sillon fugitif. »