« Je n’évoquerai ici qu’un ou deux aspects qui m’ont particulièrement frappé dans l’œuvre de Roumain et qui ne sont pas souvent soulignés dans notre pays. Les pères du roman haïtien, Marcelin, Hibbert, Lhérisson nous ont par exemple laissé une formule d’art narratif qui ne semble pas avoir retenu Roumain : celle de la description fine, circonstanciée, truculente, caustique des mœurs et de l’agitation quotidienne haïtienne, en somme un réalisme critique haïtien. Chez Roumain, lui, nous trouvons une sorte de réalisme symbolique. Le roman est une espèce de grand poème populaire aux contours classiques et aux personnages quasi symboliques. Sans sous-estimer l’immense valeur artistique de la forme de Roumain, on doit considérer qu’il ne continue pas et ne développe pas notre réalisme critique. Un autre aspect singulier mérite d’être souligné. Dans ce pays où les haines, les jalousies, l’envie et les mœurs tribales ne sont pas complètement liquidées, dans ce pays où l’exiguïté de la vie, l’étroitesse des chances qui sont dévolues à l’homme sont si grandes, il est très rare de voir un homme porter aussi loin que Roumain l’amour de ses semblables. Jacques Roumain est le champion d’un amour tellement puissant, tellement généreux qu’il nous surprend en Haïti. Dans Gouverneurs de la rosée ce personnage de Manuel est un type unique dans notre milieu et dans notre romanesque. Toutes ses démarques : amour de la patrie, attaches vitales sont marquées au coin d’un amour de son village, amour de la terre, amour de la vie, amour filial exemplaire, amour non pareil pour son Annaïse, culte de l’amitié parfaite, et même pardon sans réserve à ses ennemis et à ses assassins. Peut-être est-ce le livre qui contient le message essentiel de Roumain, message que la vie ne lui a pas permis d’illustrer personnellement ? Jacques Roumain a écrit un livre qui est peut-être unique dans la littérature mondiale parce qu’il est sans réserve le livre de l’amour. Toute la vie, toute la doctrine, toute la passion de Jacques Roumain semblent avoir pour dimension première l’amour ; un amour encore plus vaste que celui du sermon sur la montagne parce que plus inséré dans le contexte de l’action pratique.

Faudrait-il comprendre que la vie trop brève de Jacques Roumain fut l’existence d’un amoureux universel que la vie a trahi ? Un jour à Paris, informé qu’une très grande dame du mouvement démocratique français faisait une conférence sur l’amour devant les membres d’une association de jeunes filles, je m’y laissai entraîner. Quelle ne fut pas ma surprise de l’entendre illustrer son thème : « Pour un renouveau de l’amour entre l’homme et la femme » en choisissant pour prototype l’amour de Manuel pour Annaïse, présenté comme l’amour de l’avenir. Une autre fois, rencontrant des amis hongrois, ils me racontèrent qu’on avait diffusé le chef-d’œuvre de Jacques Roumain parmi les paysans de leur pays pour aider ceux-ci à combattre une terrible sécheresse qui s’était abattue sur la campagne. Dans de nombreux pays, par ailleurs, j’ai rencontré des jeunes gens qui m’ont parlé avec émotion de l’amour chez les paysans de notre pays, étayant leurs propos avec le merveilleux livre de Jacques Roumain. Une autre fois, je rencontrai un Coréen. Celui-ci ne parlait aucune langue occidentale, mais la sympathie qui le porta à m’adresser la parole ne trouva que ces seuls mots pour se traduire : Manuel… Annaïse… Jacques Roumain. » Jacques Stephen Alexis