« (…) J’ignore si vous lisez cette préface avant ou après le livre. Si c’est après, je n’ai pas besoin de justifier le récit que je viens de faire. Si c’est avant, je ne pense pas ruiner votre plaisir en résumant l’argument d’Épépé – il est peu probable, de toute façon, que vous l’abordiez complètement vierge : on vous en a parlé, ou bien la quatrième de couverture vous a séduit. C’est l’histoire d’un type qui se retrouve dans un pays dont il ne comprend pas la langue, et la relation au jour le jour de sa difficile survie dans ces conditions. Il y a cependant une grande différence entre Andras Toma et Budaï, le héros de Ferenc Karinthy. Le premier était un paysan peu instruit qui ne parlait que sa langue maternelle et qui, par une résistance psychique difficile à expliquer mais le fait est là, s’est révélé incapable d’acquérir ne serait-ce que les rudiments d’une autre, dont pourtant son salut dépendait. Le second est tout le contraire : un linguiste professionnel, maîtrisant des dizaines de langues et doué d’une faculté d’analyse exceptionnelle. On est toujours gêné, dans la fiction, quand les héros se conduisent comme des imbéciles, on se dit qu’on ferait mieux à leur place, mais on ne peut rien se dire de tel en ce qui concerne Budaï : défié sur son terrain, il est mieux armé et se sert mieux de ses armes que l’écrasante majorité d’entre nous, ce qui ne l’empêche pas d’aller de défaite en défaite. C’est une des forces du livre que son héros soit aussi industrieux, aussi combatif, qu’il explore aussi exhaustivement toutes les possibilités de s’en sortir – c’est-à-dire de comprendre quelque chose, ne serait-ce qu’un mot, à la langue que l’on parle autour de lui – et qu’en dépit des prodiges de méthode qu’il déploie l’objet de son étude lui reste aussi obstinément opaque.

 

(…) Le roman de Ferenc Karinthy relève de la fiction pure, pour autant qu’une chose pareille existe : fiction horlogère, ludique, refermée sur son propre aboutissement. Mais il s’enracine lui aussi dans ce que Georges Perec appelait “l’histoire avec une grande hache”. J’ai failli tricher, dix lignes plus haut, en dressant la liste de mes relectures récentes, pour y intégrer des livres que je n’ai pas lus trois fois ces cinq dernières années, mais que j’avais envie de nommer, comme on a envie quelquefois de nommer ceux qu’on aime. Je pensais à W, ou le souvenir d’enfance, et ce que je pense tout à coup, ce qui me paraît absolument certain, c’est que Perec aurait adoré Épépé. » Emmanuel Carrère (extrait de la préface)