« Un ouragan balaya la ville… » : ainsi apprend-on aux premières lignes  de Tula, que Froylán Gómez, ingénieur au chômage qui rêve de se convertir en écrivain à succès, disparaîtra, emporté par les crues avec des centaines d’autres malheureux. Mais un jour sa veuve Patricia, qui soupçonnait une fugue amoureuse, retrouve un tas de papiers écrits de la main de son époux et des cassettes audio enregistrées par un vieillard. Ces manuscrits et cette voix d’outre-tombe font la matière de ceprodigieux roman en forme de ruban de Möbius, construit comme ces images retorses d’Escher où l’on voit deux mains qui se dessinent l’une l’autre ou le vertige mathématique d’une architecture infinie.
    
Pourtant, c’est avec une candeur calculée que nous pénétrons dans cet univers dont la brutalité réaliste est comme transcendée par le goût de raconter, la faconde inventive des deux protagonistes qui se subjuguent l’un l’autre pour le pire et le meilleur. On découvre en effet que Froylán rendait régulièrement visite à un grabataire dans une maison de retraite :  Juan Capistrán, son prétendu arrière-grand-père, a engagé son visiteur à rédiger sa biographie, en échange de quelques planches de timbres peut-être rares. Doté d’un magnétophone, le vieil homme lui raconte jour après jour son extravagante histoire. Orphelin né d’un viol dans la ville mexicaine de Tula, enfant maudit tenu à l’écart, Juan vouera son existence à la conquête d’une fillette qui l’ignore. Mais il grandit et la belle Carmen devient femme et le dédaigne plus que jamais.
Les aventures picaresques de l’adolescent parti chercher sa légitimité héroïque évoquent irrésistiblement Don Quichotte : comme l’ingénieux hidalgo au service de sa Dulcinée de Toboso, Juan traverse les pires affres pour les beaux yeux de l’indolente Carmen. La ville de Tula, sorte de Clochemerle épique qui n’est pas sans évoquer le Macondo de Cent ans de solitude, est l’occasion de tableaux de genre hilarants. Au service du mythe de la passion impossible, le réalisme baroque de Toscana nous entraîne dans un labyrinthe de fausses pistes et d’authentiques chausse-trapes.
  
En toile de fond des histoires du vieux conteur impotent et des interprétations romanesques qu’en fait son faux biographe , la ville frontalière de Tula – sa fondation, ses petites splendeurs et sa décadence  – est en elle-même un fabuleux théâtre peuplé de personnages hauts en couleur, comme Fernanda, la mère morte en couche de Juan, qui violée par un yankee s’offre à toute la population mâle pour noyer la souillure, le prêtre Nicamor qui n’hésite pas à sabrer un prédicateur venu circonvenir ses ouailles, le maestro Evarado Fuentes qui compose à usage privé l’authentique hymne national mexicain, entre autres témoignages de l’orgueil légendaire des Tultèques (comme aiment s’appeler les habitants de Tula),  tous un peu héros de la guerre civile, trafiquants en illusions, aventuriers et nécromants. À leur grande fureur, la construction du chemin de fer qui devait donner son rayonnement à la ville s’arrêtera à quelques tronçons de voies autour de la gare : même pas de quoi faire un voyage intérieur.
 
Alors que Juan Capistrán espère sa biographie, Froylán emporté par le récit du vieillard rédige en fait un roman, celui-là même que nous croyons lire : mais le roman de Froylán et la biographie ébauchée du vieillard se mêlent et interfèrent. Au tour de Froylán de tomber sous le charme d’un impossible amour : voilà la vie du narrateur piégé par l’amour de Carmen, car elle ne peut s’appeler autrement, toutes s’appellent Carmen dès qu’on tombe sous leur coupe ! Ce roman gigogne eût pu très bien s’appeler Chercher Carmen. Carmen, c’est l’amante impossible, Béatrice ou Délie, celle-là même d’un Juan Capistrán revenu des quarante épreuves. Froylán aussi devra la chercher à ses dépens, le roman en témoigne. Il y a là comme un sortilège. Et la passation fatalement passera du roman à celui qui le fait vivre, du Froylán au lecteur.
  
Rédigé par courts chapitres où alternent le compte-rendu des visites au vieux paraplégique amoureux, les transcriptions des bandes sonores de ce dernier, et les relations de la vie bousculée de l’ex-ingénieur, on s’enfonce avec une sorte de jubilation hypnotique dans la spirale fabuleuse de la fiction où le passé mythique de Tula semble l’envers exact du présent accapareur, son image-miroir. C’est avec toute l’inventivité propre à la littérature hispanique depuis Cervantes et Quevedo, relancé dans l’Amérique amérindienne des Borges et des Juan Julfo, que l’auteur de El último lector (Zulma, 2009) bouscule allègrement le genre romanesque à force de mises en abyme et de déconstructions savantes. Entre la réalité et la fiction, il n’y a qu’une couture bord à bord  d’un même ruban torsadé de manière à ce qu’il n’ait plus qu’un seul côté, celui de l’écriture en l’occurrence, ou celui de la vie dramatique et cocasse du rêveur rêvéque nous sommes. Remarquablement traduit, Un train pour Tula se transmet, d’un lecteur l’autre, comme le témoin d’une course sans fin dans les territoires de l’imaginaire : Cherchez Carmen !