******************

Nation par Barbès en allemand,
chez Liebeskind

******************

CARTES POSTALES
de Cécile Wajsbrot et Marguerite Gateau

Samedi 1er juillet, Strasbourg.
Hier, j’ai justement pris la ligne Nation par Barbès en sortant du travail, je suis descendue à Rome, juste après la station Monceau et j’ai pensé à Léna et Jason. Je me suis demandé pourquoi il s’appelait Jason, si cela avait un rapport avec le Jason de la Toison d’Or, celui de Médée (auquel cas c’est mal barré pour Léna). Les deux histoires vont-elles se rencontrer, celle de Léna à Paris et celle de d’Aniela à Ruse ? Est-ce le métro qui va faire le lien comme le titre semble l’indiquer ? Demain, je pars pour l’Allemagne. Je t’embrasse. Marguerite.

Jeudi 6 juillet, Itzenwald.
Les fils se sont noués et comme promis, c’est le métro qui a fait office de navette. M’en voudras-tu ? J’ai triché, j’ai lu les deux dernières pages et j’ai été punie. Maintenant je sais et c’est pire que tout – un peu comme Aniela qui a voulu connaître son avenir en allant consulter Levski.
Plus j’avance et plus je remarque à quel point tout est déjà contenu dans le titre : “Nation” – comme la nation bien sûr, celle qui accueille ou rejette l’étranger – par “Barbès” – le quartier arabe, celui des étrangers – “Nation par Barbès”, la ligne de métro avec ses rencontres, ses grèves, ses agressions, ses accidents, ses suicides. En descendant à la piscine par la petite route de montagne je pensais à Aniela et les larmes me sont montées aux yeux. N’y a-t-il aucune échappée possible ? Les rêves ne peuvent-ils se réaliser que de manière tragique ?
J’ai alors compris l’emploi du nom de Jason. “Nation par Barbès” est une tragédie d’aujourd’hui. Seront punis ceux qui sortiront du rang, qui défieront les lois de la famille, de la nation, des dieux.
Je t’embrasse. Marguerite.

Paris, le 15 juillet 2000.
Chère Marguerite,
Pourquoi Jason ? Je n’en sais rien. J’ai toujours du mal à trouver des noms. Il faut que les sonorités me plaisent. Bien sûr, il y a la Toison d’Or, pas très loin du pays d’Aniela. Il y a toute une série de choses autour du rêve et de la réalité, je pense. Temps clair à Paris, après tout le gris.
Je t’embrasse. Cécile.

Samedi 22 juillet.
J’ai toujours été frappée par le fait que c’est sa propre voix intérieure que l’on entend lorsqu’on lit un livre. Peu à peu cette voix prend le dessus en coïncidant avec celle de l’auteur. On trouve un rythme, une scansion, une pulsation. On lit avec tout son corps, on se laisse embarquer, on part en voyage. Une fois le texte approprié, l’auteur au fond n’a plus grande importance. Il est comme une petite lumière dans la nuit, proche et lointaine à la fois, familière et étrange. Une présence amicale et discrète, un peu à la manière des anges. Oui, c’est cela : quand je lis un livre l’auteur est l’ange bienveillant qui m’éclaire et me protège du monde.
Je t’embrasse. Marguerite.

Dimanche 23 juillet.
Ce matin je me suis levée plus tôt pour terminer la lecture du manuscrit. Je suis sans voix, la fin m’a coupé le souffle. Tout au long de la lecture je n’ai cessé de penser à ce passage du “Village de Fleury”, ce texte que tu as écrit pour la radio allemande, sans doute le seul texte de toi qui soit directement autobiographique : la narratrice regarde par la fenêtre, en face de chez elle, un jeune homme danser en écoutant de la musique. Elle envie cette insouciance, cette capacité de s’abandonner tranquillement au bonheur de la vie – elle sait que cette possibilité lui sera refusée à tout jamais, de par le poids de son histoire et le sentiment qu’elle éprouve est un mélange de tristesse et de révolte. Comme un cri qui ne pourrait pas sortir de la gorge. Ce soir je prends le train de nuit pour Paris, je sais que la figure d’Aniela va me hanter et avec elle, celle de tous ceux qui n’ont pas pris le train pour rentrer de vacances mais pour s’acheminer vers l’horreur. Je posterai la carte à Paris pour qu’elle arrive plus vite. Je t’embrasse. Marguerite.

Paris, le 25 juillet 2000.
Ton rapprochement me fait froid dans le dos. Les trains, le métro, une même nuit. Pour une fois que je ne parle pas de ça, tu me dis, au fond, que j’en parle quand même, et c’est sans doute vrai, sans doute l’origine.
Je t’embrasse. Cécile.