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« que vous parliez en pidgin, en twi ou en anglais… »

Peut-on faire l’éloge d’une traduction sans avoir eu l’original entre les mains ? C’est du moins ce que je m’apprête à faire. Il y a des traductions dont on sait, les lisant, qu’elles sont médiocres : elles ne « tiennent » pas, parce qu’on sent le calque maladroit, notamment. On sent la traduction, on entend la langue d’origine sous la langue d’arrivée, mais pour des mauvaises raisons, pour des raisons qui n’ont rien à voir avec la poétique de l’auteur. Pour les mêmes raisons que ces traductions médiocres sont repérables sans référence au texte en langue originale, je pense que certaines bonnes traductions peuvent se reconnaître sans qu’on ait jamais eu l’original entre les mains. J’écris ce billet pour dire tout le bien que je pense de la traduction qu’a fait Sika Fakambi du roman de Nii Ayikwei Parkes intitulé dans la traduction française parue chez Zulma Notre quelque part, et dans l’original Tail of the Blue Bird. Le roman, du reste, est également, à mon sens, très bon – il s’agit d’une enquête policière, plus ou moins, confrontant la ville d’Accra et l’arrière-pays ghanéen, le médecin légiste et le féticheur, la révélation de la vérité et le conte fictionnel, les frontières entre toutes ces catégories étant du reste bien plus poreuses que le dualisme de mon exposé liminaire ne le suggère. Il s’agit d’une « chose » qui est retrouvée et dont il faut comprendre la nature. On y boit du vin de palme, on y mange des mets dont j’ai oublié les noms mais qui m’ont mis l’eau à la bouche quel que soit le nom qu’on leur donne, on y raconte des histoires. L’ambition de l’auteur (décrit sur la jaquette comme « Romancier, poète du spoken word, nourri de jazz et de blues », qui « partage sa vie entre Londres et Accra ») est, il l’affirme sur twitter, largement portée sur la langue. D’où la reconnaissance qu’il exprime sur twitter toujours à sa traductrice, Sika Fakambi. Et de fait, lisant la traduction française de Sika Fakambi, je mesure ce que l’auteur lui doit de la bonne réception de son texte en France – l’ouvrage a obtenu le prix Mahogany ; Alain Mabanckou a rédigé un article élogieux dans Jeune Afrique, etc.

 

* lire avec les oreilles

Pour ma part, j’ai lu NOTRE QUELQUE PART d’une traite, avec un avide intérêt à la fois pour le monde fictionnel qui s’y déploie, et pour la richesse de la langue. Et avant tout parce que j’ai le sentiment d’avoir lu cette traduction avec les oreilles autant qu’avec les yeux. Et, fait assez extraordinaire pour une traduction faite depuis l’anglais, avec manifestement l’intention de coller aux spécificités linguistiques, je serais bien en peine de sentir l’anglais derrière le français. Je ne suis pas du tout certaine que la bonne traduction soit celle qui se fait oublier. J’apprécie par exemple beaucoup le travail de Serge Quadruppani sur les romans de Camilleri, où de larges portions du texte source sont citées à l’identiques, puis traduites, si bien que le lecteur français ne peut que constater la médiation du traducteur, qui du reste accompagne son travail d’une préface et de quelques notes expliquant les principes de la traduction. Rien de cela dans NOTRE QUELQUE PART, qui est dépourvu de tout péritexte. Ni note d’intention, ni notes du traducteur, ni glossaire. Je suppose que, pour le glossaire, l’édition anglaise n’en comporte pas non plus. Pour la préface, il se peut qu’il se soit agi d’une consigne éditoriale. Quoi qu’il en soit, le livre qu’on a entre les mains contient une traduction donnée à lire comme se suffisant à elle-même. Mais encore une fois, pour moi, cela ne conditionne pas la réussite d’une traduction. Alors pourquoi dis-je que cette traduction est admirable ? De façon générale, parce qu’elle a une saveur qui fait de la langue même dans laquelle le texte est rédigé un des intérêts principaux du livre. De façon plus particulière, et c’est je pense ce qui permet à la langue d’avoir cette saveur, parce qu’elle est extrêmement cohérente dans ses choix, qu’elle donne à entendre un français inouï de mes oreilles de française métropolitaine blanche baignée de langues européennes et bibliques. Citer un passage de l’œuvre n’aurait ici qu’un intérêt limité, parce que certes cela donnerait à entendre un peu la façon dont la langue de Parkes traduit par Sika Fakambi sonne, mais sans faire passer le lecteur par le processus d’acclimatation et de familiarisation progressive qui a besoin de la lecture intégrale du roman pour advenir. Moralité, cher lecteur des Langues de feu : je n’oserai te donner un ordre, je n’emploierai pas d’impératif ici, la lecture ne se prescrit pas, mais disons que je te conseille chaleureusement de te rendre chez ton libraire préféré et d’acquérir NOTRE QUELQUE PART. Tu m’en diras des nouvelles.

* Et maintenant, quelques exemples.

Je ne connais rien, mais rien (je me couvre la tête de cendre et m’en vais dévaliser quelques librairies en guise de pénitence) à la littérature de l’Afrique de l’Ouest, aux créoles, aux langues vernaculaires africaines. Ce que je vais écrire ici est le fruit de ce que j’ai déduit de la lecture du roman, en traduction, et relève davantage d’une confiance prudente en mon bon sens que d’une vérité quelconque. Le roman de Nii Ayikwei Parkes entrelace plusieurs niveaux de langue, qui ne sont pas tant des registres littéraires/courant/soutenu que différents types de rapports à la langue anglaise : anglais anglais ; anglais officiel ghanéen ; anglais à la syntaxe créolisée ; anglais augmenté de mots empruntés aux langues vernaculaires, pour désigner notamment les realia (noms des arbres, des plats, des ustensiles, des coutumes). Un des enjeux pour les personnages est du reste de choisir dans quelle strate de la langue s’expliquer. D’où le passage suivant, dans lequel le policier Garba s’adresse au médecin légiste Kwadwo : “Oduro a dit on va metté ça dans feu avant que soleil là va parti parti ooo !
Et là, Kwadwo a levé sa tête. Garba ?
Pardon, saa’, Oduro a dit qu’on doit brûler les restes humains avant que le soleil se couche.
Garba, ça m’est parfaitement égal que vous parliez en pidgin, en twi ou en anglais. Je veux juste savoir pourquoi vous courez. ” (où l’on voit que dans la fiction, l’utilisation de la langue est pour le personnage un moyen de se situer socialement, de se positionner ici en tant que policier par l’emploi de l’anglais ; et pour le romancier, la langue est un puissant vecteur de caractérisation des personnages – Kwadwo est celui qui ne se donne pas des airs en imposant à son subordonné l’usage de l’anglais, et qui s’adresse aux vieux dans leur langue). La traduction suit ces strates linguistiques que je suppose présentes en anglais selon une répartition analogue – le français littéraire correspond à l’anglais littéraire ; le pidgin français de Garba dans la traduction correspond à un pidgin anglais, etc ; les mots en langue vernaculaire sont conservés à l’identique, en ce qu’ils ont le même effet sur un lecteur anglophone que sur un lecteur francophone : un londonien bute sur eux là où ils seront plus familiers à un habitant d’Accra, dans des proportions que je ne saurais estimer.

Entre le pidgin et l’anglais littéraire, le roman sans doute construit en anglais sa propre langue, ou devrais-je dire son propre style ? par l’usage d’une syntaxe que j’imagine empreinte de la syntaxe du pidgin et des langues locales. En tout cas, la langue de la traduction construit elle-même une langue, et je suppose que cette construction est parallèle à ce qui s’observe dans le texte original. Quelques exemples de tournures récurrentes.

– « seulement » et « là », par exemple dans « Tout le monde là, ils ont ri devant ma figure seulement » (p. 205). « Là » n’est pas un déictique ; « seulement » n’est pas restrictif ; ces mots rendent compte d’une façon de parler des personnages, et du narrateur, qui revient à faire suivre le groupe nominal de « là », très fréquemment. Le personnage du policeman Garba me semble, à vue de nez, celui qui fait le plus fréquent usage de cette syntaxe créolisée, non pas entièrement pidgin, mais marquée par, donc, les « là », « seulement », « même » d’appui en fin de proposition, et par un effacement du « que » dans les complétives, comme dans l’extrait qui suit : “Monsieur Kayo, à l’heure qu’il est, Donkor a déjà menti à son ministre pour dire que l’affaire est résolue. C’est comme ça l’homme travaille ! Vous croyez la carrière du type a fait progrès comment même ? Tous les enfants du ministre , il envoie permanemment police surveiller ça, non ? Ou bien vous ne savez pas ? ” Sans doute le dispositif mis en place par Sika Fakambi est-il puisé dans les pidgins français d’Afrique de l’Ouest. (Du reste cette syntaxe me rappelle certaines façons de parler de certains de mes élèves à Créteil l’an dernier, du type « la prof là, elle a dit il faut acheter le livre » « lui là il croit on est où ? »). Mais encore une fois, ce qui fait que je trouve la traduction réussie ne se mesure pas à un ou deux exemples isolés. La réussite de la traduction tient pour moi, entre autres, dans la construction d’un système linguistique, qui peut, ou pas, correspondre terme à terme avec l’anglais, mais qui, quoi qu’il en soit, permet au lecteur absolument ignare des pidgins et langues africaines de se construire progressivement une reconnaissance des « là », des « seulement », de la construction des subordonnées. Ce qui surprend peut-être au départ est progressivement assimilé, dans la mesure où il semble reproduire le système linguistique du roman tout entier. En tout cas, le lecteur francophone non familier avec l’Afrique de l’Ouest aura entendu une langue inouïe, cela est certain. Et ainsi il aura saisi, consciemment ou non, les possibilités plastiques de la langue française. (Meschonnic disait des traducteurs qui répugnent à utiliser néologismes, ruptures grammaticales, et autres, au nom de la correction de la langue : « le français est souple, plus que les traducteurs ». Cet aphorisme ne s’applique nullement à Sika Fakambi). Maintenant, il ne me reste qu’à acheter le roman en anglais. Je suis certaine qu’il s’y trouve un anglais aussi foisonnant et inouï de mes oreilles que le français de la traduction.