Publié en 1938, Contrabando, premier roman d’Enrique Serpa jusque-là inédit en français, dépeint à merveille le petit monde turbulent et misérable de la mer, les trafics en tous genres et les relations complexes entre toutes sortes d’individus contraints à se débattre pour survivre. Par-delà la désespérance qui imprègne ces aventures, Enrique Serpa met en scène une étonnante et quasi mythique relation de dépendance entre deux hommes en tout dissemblables. Nous sommes dans la grande tradition du roman d’aventures marines sur fond d’abîmes psychologiques dans la lignée des Melville, Conrad et Stevenson. De dix ans l’aîné du grand romancier José Lezama Lima, Enrique Serpa, né et mort à La Havane, nous plonge dans les eaux troubles de la génération qui vécut entre les deux révolutions, celles de 1933 et 1959.

Avec Contrabando, l’auteur s’engage dans une sorte de naturalisme visionnaire d’une grande intensité expressive. Son style imagé campe des atmosphères d’un réalisme brutal. On ne peut s’empêcher d’imaginer quel chef-d’œuvre auraient pu réaliser John Huston, Howard Hawks ou Michael Curtiz avec un pareil roman. Ce contemporain d’Alejo Carpentier nous donne à découvrir la réalité à double et triple fond de Cuba et des Caraïbes en un temps de calamité sociale et de folle exploitation où, sous le couvert d’une économie de crise, les aventuriers en tous genres s’en donnent à cœur joie.

Contrebande est en cela un grand roman au prodigieux effet de prégnance à la manière d’un Jack London. Sa force est de nous glisser avec un art consommé de la description dans la peau du narrateur, homme pusillanime en crise d’identité, qui voudrait bien surmonter ses faiblesses mais qui, invariablement, s’abandonne avec terreur à sa vieille culpabilité de noceur libidineux. En face de lui, le peuple vagabond des marins déploie sa force primitive, son courage et son fatalisme cruel. L’armateur rêve bien sûr de leur ressembler, surtout de n’être pas méprisé d’eux, et Requin, le plus admiré parmi ces indomptables, Requin figurant à lui seul le pari d’orgueil, saura le circonvenir en provoquant sa lâcheté, et faire de lui un trafiquant.
Pour l’armateur devenu contrebandier, c’est une sorte de rite de passage à la condition virile. Toutes ses peurs s’évanouissent par bouffées libératrices face aux promesses autrement enivrantes de l’aventure, celle qui vous engage indifféremment vers la fortune ou vers la ruine. La cirrhose et la syphilis promises cessent de l’obséder au seuil de nouveaux risques exaltant sa très versatile arrogance de loser. L’aventure, longtemps ponctuée d’éloquentes peintures de bouges, de prostituées, de cabarets sordides, d’épaves humaines, l’arrache soudain à tous les enlisements crapuleux de La Havane: c’est l’appareillage pour l’inconnu. La goélette aux cales remplies de bonbonnes de rhum vogue enfin vers la côte des États-Unis hautement surveillée par la police des douanes en ces temps de prohibition…