Makenzy Orcel, l’enfant terrible des lettres haïtiennes, auteur remarqué des Immortelles, est de retour. L’Ombre animale s’impose d’ores et déjà comme l’un des plus beaux titres de cette rentrée, un titre qui retranscrit parfaitement l’esprit d’un roman en clair-obscur où le corps s’expose, se décompose, se renouvelle. Difficile de résumer l’incroyable profusion d’un texte qui brouille les cartes, échappe aux étiquetages et choisit l’éclat du verbe comme unique boussole. Makenzy Orcel est un archéologue du sens, un écrivain sensoriel qui puise dans la marginalité une puissance d’évocation rare. Roman ambitieux et exigeant, lOmbre animale n’a pas fini de nous fasciner.

 

Tout commence par une voix, la voix d’une femme morte qui s’élève, entre confession et prophétie. Le récit prend vie dans un village de la campagne haïtienne. Un environnement pauvre, misérable même, avec cependant une cohésion sociale tissée de solidarité entre les habitants, malgré la mort qui frappe impitoyablement et rythme le quotidien de ses cortèges funèbres. La première partie du roman s’inscrit dans la tradition du roman rural haïtien et se nourrit des tragédies et des petits bonheurs des gens de la campagne. Un peuple fier, résigné et paradoxalement combatif. On retrouve les accents du chef-d’œuvre de Jacques Roumain, Gouverneurs de la Rosée, cette empathie pour les humbles et les déclassés. Parmi la foule des protagonistes, on repère vite la personnalité menaçante de Makenzy, le pater familias, brutal et omnipotent ; Orcel, le frère, à la limite de l’autisme, contraint d’encaisser l’insupportable ; mais aussi l’Envoyé de Dieu, sorte de gourou lubrique, ainsi qu’une myriade d’autres figures, illustrations de notre condition humaine. Surtout, il y a Toi — la mère et la confidente de la défunte, passeuse de témoin et gardienne des mythes. Toi, est un personnage équivoque, à la fois alter ego du lecteur et dépositaire d’une parole universelle. Puis le roman quitte la campagne pour s’aventurer dans les ruelles de la grande ville. L’Ombre animale se transforme alors en roman noir, une enquête onirique, dont l’atmosphère n’est pas sans évoquer les grands polars métaphysiques de Roberto Bolaño. Cette dernière partie met en scène une faune interlope composée d’artistes et de voyous en prise avec un inspecteur de police déboussolé.

 

Toi, Orcel, Makenzy, trois personnages comme autant d’instances psychanalytiques. Car c’est bien de cela dont il s’agit dans ce livre : une psychanalyse sans concession de la société et de l’Être haïtien. L’écrivain attaque de front le patriarcat, conscient que nos sociétés ne peuvent plus ignorer les brutalités et les discriminations à l’encontre des femmes. L’humour est présent entre les lignes comme l’éclat de rire d’un rescapé. Le récit s’enfle de souvenirs épars, de poésie de contrebande, de trouvailles stylistiques qui font du jeune romancier l’héritier de Jacques Stephen Alexis. Le roman s’achève par un poème, splendide, intitulé Vers la lumière. Avec ces mots, bouleversants dans leur simplicité : Je ne suis pas morte, je vais à ma rencontre

 

L’Ombre animale se situe à la limite des ténèbres et de l’aurore, du rêve et de l’éveil, de l’absence et de la vie. Livre-frontière, corps à corps avec les mots, réflexion sur la mort : L’Ombre animale est une expérience de lecture hors du commun, un diamant noir surgi d’un cœur incandescent.