« La vérité ne se laisse approcher que dans le clair-obscur »

 

Roman érudit, rempli de trésors cachés et d’aventures immédiatement accessibles, Là où les Tigres sont chez eux, est l’une des meilleures surprises de cette rentrée littéraire et un candidat sérieux au prix Goncourt. Son auteur, Jean-Marie Blas de Roblès, nous guide dans la jungle de son imaginaire foisonnant, peuplé des figures de la connaissance et de la littérature, et hanté de héros cherchant leur Paradis perdu.

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 On ne peut résumer ce livre tant il entrecroise de voix, d’histoires. Quelle a été la première pierre de cette Babel littéraire ?

La première pierre a été la figure du Jésuite Athanase Kircher. Je l’ai découverte durant les années 70, dans une compilation d’études d’Alexandrian ; l’une d’entre elles était consacrée à ce savant jésuite et décrivait quelques-unes de ses inventions, dont le fameux piano à chats. J’y ai tout de suite vu un personnage de roman et cherché tout ce qui avait trait à sa biographie. Lors de mon séjour à Nîmes, j’ai pu compulser à loisir pendant deux ans ses oeuvres complètes, rassemblées à la bibliothèque Saumaise. Avec, toujours présente à l’esprit, l’idée d’en faire le fil directeur d’un roman.

Autour de celui-ci, s’entrecroisent quatre autres trames : la vie d’Eléazard, qui traduit la biographie de Kircher, celle de sa femme Elaine, partie en Amazonie à la recherche d’un fossile, celle de leur fille, qui se perd dans la drogue, celle d’un mendiant infirme des favelas… D’où vous sont elles venues ?

De mon premier livre La mémoire de riz et autres contes. Avant les coupes de l’éditeur, celui-ci comprenait 22 histoires, comme autant de cartes du tarot. J’avais pour projet d’en reprendre un à un les personnages afin de constituer une sorte de mosaïque littéraire. Des personnages que je comptais conserver dans mes textes ultérieurs de façon à les étoffer, à les éclairer peu à peu comme dans une peinture impressionniste.

Ces personnages, par leurs histoires, tendent les uns vers les autres et finissent par se rencontrer selon un schéma narratif qui apparaît millimétré. Aviez-vous une trame fixée avant la rédaction ?

Oui, j’avais un plan très précis. Même si elle a varié pendant l’écriture, la trame générale était établie de sorte que les personnages se croisent à des moments bien définis. Mais ils sont reliés sur un autre plan, par tout un jeu de renvois volontaires. Le trémoussoir de Kircher, par exemple, fait pendant au fauteuil de Nelson, l’infirme, la forêt tropicale du Mato Grosso à la jungle urbaine du littoral brésilien, la quête de l’origine qui fascine Kircher à celle du fossile cherché par Elaine, etc. Cela permet de prolonger l’exploration du livre et de lui donner une cohérence. J’ai voulu également varier le plus possible les flux narratifs, identifier chaque personnage par son niveau de langue. Je joue avec le roman d’aventure, le roman picaresque, le roman psychologique, le journal ou le style nominatif de l’Encyclopédie. J’y ai aussi caché des acrostiches, toute une partie du Gradus ad Parnassum , le manuel censé faciliter la composition littéraire à l’époque classique … 

Tous vos personnages sont aussi liés par l’obsession du passé. Eléazard est fasciné par Kircher qui est fasciné par l’Egypte, Elaine, femme d’Eléazard, recherche un gisement de fossiles précambrien, leur fille, étudiante en ethnologie, rêve d’un monde amérindien premier… jusqu’au mendiant Nelson qui révère comme une relique la voiture du légendaire bandit Lampiao.

Tous ces personnages ont en commun la quête de l’origine. Une quête du Paradis perdu que peut représenter l’ancien monde pour notre modernité…

Parce que cet ancien monde semblait un livre de signes intelligibles ?

Parce que l’on pouvait embrasser la totalité des connaissances à l’échelle humaine. Longtemps j’ai cru qu’un Honnête Homme ndlr : au sens encyclopédique du terme moderne pouvait exister. J’ai lâché pied : c’est devenu impossible. D’abord parce qu’une part de la connaissance n’est plus descriptible qu’au travers des mathématiques et des équations, si bien qu’il faut recourir à des fables pour nous représenter la réalité. Ensuite, parce que l’extrême spécialisation des savants crée des barrières entre les domaines : un physicien et un biologiste d’aujourd’hui ont toujours beaucoup de mal à partager leurs théories. 

Kircher lui-même n’est-il pas l’allégorie historique de cet ancien monde ?

C’est même un fossile vivant. Un homme qui fut traversé par le courant de la rationalité sans en être atteint, qui a embrassé presque tous les problèmes de son époque, mais s’est presque toujours trompé. Il affirmait être parvenu à décrypter les hiéroglyphes, et tout le monde l’a cru jusqu’à Champollion. Certes, il avait perçu le lien entre la langue copte et celle des anciens égyptiens, mais il lui manquait l’essentiel. D’un simple cartouche contenant le nom de Ramsès II, il tirait quatre pages de traduction ! Kircher est plus proche de Léonard de Vinci, né presque deux siècles avant lui, que de Newton, qui fut son contemporain. Son oeuvre complète peut être lue comme un manuel scolaire à l’attention des élèves des siècles précédents. 

Kircher se trompe, mais il est aussi malhonnête. Ainsi, lorsqu’il évoque le procès de Galilée, il défend d’abord l’Inquisition, puis souscrit du bout des lèvres à l‘héliocentrisme, mais sans retirer son soutien aux accusateurs de l’astronome…

Cet épisode est exact. Kircher était un mandarin, et comme les mandarins d’aujourd’hui, il choisit la « raison d’état » – et en l’occurrence celle de l’Église – contre la rationalité. C’était un créationniste avant l’heure. L’honnêteté de Kircher a d’ailleurs été mise en doute de son vivant. Certains ont essayé de le prendre en défaut. On lui a ainsi présenté le sabre gravé de Gustave-Adolphe de Suède. Kircher a décrit et traduit certaines de ses inscriptions comme des caractères magiques alors qu’il s’agissait simplement d’un texte en langue danoise.

Sa malhonnêteté allait jusqu’au plagiat. Plagiat que vous-mêmes, vous refusez de condamner…

Je suis en effet tombé sur des lettres de Grueber qui se disait très mécontent que Kircher ait utilisé ses travaux sans les citer pour rédiger sa Chine Illustrée. Cependant, j’essaye aussi de rétablir une vision honnête de ce procédé, courant dans l’ancien monde. Ainsi, dans un tableau d’Andrea del Verocchio Le Baptême du Christ de Salvi, on reconnaît clairement, dans la figure d’un ange, la patte de Léonard de Vinci, son élève. Pourtant, le tableau porte la seule signature de Verocchio et il n’y a là rien d’anormal.

Cette réflexion sur le plagiat est d’ailleurs le sujet d’une dispute à sens unique entre Eléazard et son ami Euclides…

Il s’agit d’une réflexion sur la création, sur l’invention, que l’on peut rapprocher de la nouvelle de Borges, Pierre Ménard, auteur du Quichotte dans Fictions. Elle montre un auteur réécrivant le Quichotte mot à mot, persuadé qu’il s’agit de son oeuvre. A mon sens, c’est cette appropriation qui compte. Quand il y a appropriation, il y a création. Chaque mot que nous employons a été utilisé par d’autres. Les livres sont écrits à partir d’autres livres. J’ai ainsi subi l’influence de Borges, dont les paradoxes m’enchantent, d’Alejo Carpentier, de Carlos Fuentes. 

Vous citez aussi Guimaraes Rosa qui comme vous, décrivait la réalité brésilienne, et, dans son Diadorim, y introduit l’alchimie de l’ancien monde…

En écrivant ce livre, j’ai voulu rendre hommage au Brésil, pays qui m’a fasciné par ses multiples volets. Il s’agit d’un monde où tout semble possible, où l’on dit d’abord oui à tout, où l’on acquiesce à la nouveauté de façon innée. Il s’oppose à Kircher, et à notre vieille Europe où l’on invente mille et une arguties pour rester sur place. Mais je montre aussi le volet négatif du Brésil, les disparités sociales, les mendiants, les lépreux, les cholériques… J’ai vu cela de mes yeux. Ce passage où Roetgen, professeur d’université, se retrouve à pêcher dans une jangada avec des hommes qui ne savent même pas que la terre est ronde, je l’ai vécu. Ce livre est donc aussi un hommage à tous ces gens, une façon de dénoncer leur misère. Ecrire, décrire, me semble la meilleure façon de le faire.

Dans cette partie de pêche : vous montrez Joao le pêcheur comme un homme intelligent, sensible, et pourtant incapable de concevoir le monde en dehors de son village…

Oui, il se trouve que j’ai réellement raconté Pierre et le Loup à ce pêcheur. Il lui fallait des histoires, des animaux ; que je recrée un monde à la Kircher. Ce que je pouvais dire d’autre sur mon pays ne signifiait rien pour lui…

Cette difficulté à appréhender une réalité dès lors qu’elle échappe à nos sens n’est-elle pas au coeur de votre livre ?

Je suis persuadé que la vérité ne se laisse approcher que dans le clair-obscur. D’où les jeux d’optiques de Kircher, d’où l’anamorphose. Si le reflet d’une vérité est déjà une déformation de celle-ci, je pense qu’il s’agit néanmoins de la piste à suivre pour traquer le tigre – si on accepte celui-ci comme allégorie, tel le Jaguar de Borges, dont les taches contiennent l’écriture de Dieu. Il y a un tableau de Donad Rust que j’aime beaucoup : The hidden tiger – Le tigre caché. Il représente un tigre, bien visible, dans sa jungle. Mais lorsque l’on regarde attentivement ses rayures, on remarque qu’elles forment l’expression The hidden Tiger. Il y a un tigre dans le tigre…

Et il y a cent romans dans votre roman… Comment avez-vous bâti cette cathédrale narrative ?

J’y ai travaillé 10 ans, huit heures par jour, au point que c’était devenu ma vie. J’ai rempli des dizaines de carnets, écrit des centaines de fiches… Chaque fois que je trouvais un nouvel élément de documentation, le livre évoluait. Cela s’est passé ainsi jusqu’à la dernière ligne, au point que j’ai eu beaucoup de mal à m’arrêter.

Vous avez eu aussi du mal à publier ce livre. Etait-ce à cause de son ampleur ?

Probablement. J’ai fini ce livre en 97, je l’ai envoyé à 4 ou 5 éditeurs qui l’ont refusé. Mon amour-propre en a souffert, bien sûr, puisque ce texte me semblait le meilleur de ceux que j’avais produits. J’ai donc rangé le manuscrit dans mes tiroirs et continué à écrire, mais sans chercher à publier. Des amis ont passé des années à s’efforcer de me convaincre de réessayer. Dix ans après, je me suis laissé faire, et la ronde des lettres de refus a recommencé. Une bonne trentaine en tout– et effectivement, la grosseur du manuscrit faisait qu’elles me parvenaient souvent trois jours après son envoi. Cela dit, je comprends la logique qui peut pousser un éditeur à refuser de prendre un tel risque sur un manuscrit qui lui plaît par ailleurs. Je n’en veux donc pas à ceux qui m’ont écarté ; du reste, je ne crois pas non plus qu’ils s’en veuillent.

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C’est un roman-fleuve où les flux narratifs s’entrecroisent et se mêlent, à l’image de l’Amazone que remonte Elaine, l’un de ses personnages. Une cathédrale littéraire aux pierres disparates ; pourtant sur chacune, repose la cohésion de l’ensemble. On peut choisir de n’en parcourir que la surface et lire Là où les tigres sont chez eux comme un roman d’aventure érudit, riche de rebondissements, où les histoires s’agrègent aux histoires dans la tradition narrative de cette Amérique du Sud qui en constitue le décor. On peut l’entendre comme une polyphonie virtuose, mêlant les voix et les vies du disciple d’un Jésuite imposteur, d’un infirme des favelas d’une paléontologue en quête d’un fossile précambrien, de son mari, journaliste au bout de ses illusions humaines et professionnelles, et de leur fille se perdant dans la drogue…. 
Mais ce serait rester sourd aux multiples et courtoises invitations lancées par l’auteur à visiter le niveau supérieur de sa création. Ici, acrostiches érotiques, jeux d’échos et de symétrie, ellipses, mises en abîmes créent un livre par-dessus le livre, et donnent une unité de sens à la diversité de tons déployés. Dans ce savant palimpseste, on hante le Paradis Perdu du monde aristotélicien, on interroge la science, l’art ; on scrute le reflet du monde dans les miroirs tendus par les livres ; on s’approprie les quêtes individuelles des personnages lancés à la recherche d’une vérité-gigogne, on tend vers elle comme l’asymptote vers sa tangente… Par son site internet, Jean-Marie Blas de Roblès s’est ingénié à prolonger ce jeu via l’index du livre, consultable en ligne, dont chaque entrée renvoie à l’oeuvre ou au concept cité. Il confère ainsi à son roman la dimension infinie d’une Babel borgésienne, enfermée dans la structure finie d’une grande oeuvre réaliste.
Finie, vraiment ? Comme une bibliothèque, de façon illusoire. Or, même lu superficiellement, ce livre en est une à sa façon. L’histoire d’Elaine, la paléontologue, remplit le rayon roman d’aventure, avec ses trafiquants, ses indiens, ses trésors au bout. Celle d’Athanase Kircher chroniquée par son disciple occupe à la fois l’étagère philosophie et le coin « farce et attrapes ». Celle d’Eléazard, le journaliste qui oeuvre à sa publication, satisfait la demande d’autofiction, de suspense amoureux, de psychologie ; la fable de Nelson l’infirme louche vers le naturalisme zolien et la parabole biblique, et il y a dans la chronique des déboires de Moéma, l’étudiante perdue, quelque chose du réalisme âpre d’un Hubert Selsby… Ainsi décrit, ce livre semble une synthèse… c’est pourtant tout l’inverse. Au lieu de résumer, il ouvre sur tout l’univers des arts et du savoir et ainsi, paraît contenir bien davantage que ses 775 pages. 
Alexis Brocas, Le Magazine Littéraire, 29 septembre 2008