Didier Jacob | LE NOUVEL OBSERVATEUR | Du 21 au 28.03.13

Tomates géantes et rois maudits – Un entretien avec Razvan Radulescu

 

Parmi les 30 écrivains roumains qui arrivent à Paris, Razvan Radulescu se distingue avec un roman passionnant. Rencontre.

 

C’est la Roumanie dans les années 60. Ilie Cazane, un homme simple qui a le don de faire pousser des tomates géantes, est arrêté par le colonel Chirita, qui veut comprendre la cause de cette production monumentale. Soupçonné d’utiliser des engrais de sa fabrication, Cazane est passé à tabac pendant des mois, sans que ses bourreaux parviennent à lui faire lâcher le morceau. Le jardinier est finalement relâché, mais il décède, renversé par un camion à sa sortie de prison. Son fils, Ilie Cazane jeune, un jeune garçon dont la tête rappelle, en volume, les plantations fabuleuses de son père, et qui arpente la campagne en jouant du violon à l’aide d’un instrument qu’il a bricolé lui-même, s’attire la bienveillance du colonel, qui le prend en affection. Tableau satirique de la Roumanie communiste, le roman de Razvan Radulescu est une centrale d’énergie poétique, joyeuse et désespérée, autant qu’un poème visuel digne de la Nouvelle vague du cinéma roumain dont il est l’un des plus éminents scénaristes.

Dans quel milieu avez-vous grandi?

RR : Je dirais que c’était un milieu bourgeois, s’il ne s’agissait vraiment de deux milieux tout à fait distincts: l’appartement de mes parents, confortablement situé en plein centre de Bucarest, avec sa grande terrasse qui donne sur le parc Cismigiu, et la maison de ma grand-mère, dans la campagne de Transylvanie ou je passais les étés. La maison était (et est toujours) située en amont du village, là ou la pente de la colline commence à se couvrir d’arbres. Il y avait un jardin, coupé en deux par une petite rivière, des pommiers, des poiriers et des pruniers (source d’une variété d’eau de vie locale pendant l’automne). Il y avait parfois des poules et des oies en élevage et même des colombes dans une volière – tentative utopique et finalement inepte d’un de mes oncles d’établir un service de messagerie avec un cousin qui vivait dans un village pas très loin – l’idée leur est venue après qu’ils avaient lu Maurice Druon, Les Rois Maudits, emprunté à la bibliothèque départementale. Pour revenir à Bucarest et au milieu bourgeois, il faut peut-être se figurer le contexte historique : malgré le fait que c’était un monde violemment idéologisé, on vivait toujours dans l’inertie du monde d’avant, celui d’entre deux guerres, avec ses bâtiments qui tombaient progressivement en ruine, sa culture qui se dégradait, ses valeurs publiquement remises en question et secrètement passées de génération en génération. En plus, comme le régime communiste n’a jamais réussi à aplatir la hiérarchie sociale, tout chef de famille qui se trouvait dans une position moyenne sur l’échelle du pouvoir était voué à mener une vie plus ou moins bourgeoise. Je parle maintenant de mon père.

 

Le monde poétique et burlesque que vous décrivez dans «La vie et les agissements d’Ilie Cazane» provient-il, pour une part, de choses que vous avez observées dans votre enfance?

RR : Si oui, alors d’une manière très distancée (je l’espère). Surtout quand on parle des observations. Mais pour ce qui est de la mémoire et des émotions conservées, oui, c’est vrai, tout cela a un rapport direct avec mon enfance. J’ai des souvenirs (ou plutôt des images fulgurantes) de l’âge de sept mois, par exemple. Il ne s’agit pas de «fausses mémoires» induites par des discussions ultérieures avec mes parents ou leurs amis de l’époque. Bien sûr que, maintenant, quant je les mets en paroles, j’emploie des notions acquises ultérieurement. Il y a, par exemple, le souvenir de la vue que j’avais à travers la petite fenêtre latérale de mon landau et le souvenir de la fenêtre elle-même – ovoïde, en plastique à tâches un peu opaques, les bords ajourés contre le matériel bleu de la housse. Et puis la fermeture du même landau – une sorte de jalousie en lames de bois brun qui se rabaissait et me coupait la vue de ma grand-mère en train de pousser le véhicule dans la rue ou dans le parc. Je ne me rappelle pas de ma mère en train de pousser le landau. De mon père non plus. A l’époque cela ne me posait, évidemment, aucun souci. Ce n’est que maintenant que je me demande pourquoi je ne garde pas de souvenir d’eux de cette époque.

 

Comment est né votre intérêt pour la littérature et les films et quels ont été les étapes majeures de votre formation artistique?

RR : J’ai commencé par écrire des textes juste pour les lire à mes amis et pour les voir s’amuser, prendre du plaisir, parfois rire. J’ai toujours été assez industrieux, donc vous ne devez pas imaginer ces textes comme de petits textes. Au contraire, il s’agissait de proses de plus de quarante pages. Ce qui a l’avantage de correctement mettre à l’épreuve le charme de celui qui s’entête à en faire la lecture à haute voix: si le texte n’est pas assez amusant ou bien écrit, les réactions des auditeurs sont farouches. Pour le film, où il n’y a aucune chance de lire un scénario à haute voix (sauf s’il s’agit de ces lectures publiques gênantes avec des comédiens assis derrière une table, des verres d’eau devant eux), je me suis dit que l’expérience de l’amitié devait être poussée d’un cran. J’ai toujours écrit les scénarios avec ou pour un réalisateur qui était, en même temps, un ami. Quand je ne l’ai pas fait et que je n’ai eu qu’une relation professionnelle avec le réalisateur (dans deux cas, heureusement), le résultat n’a pas été satisfaisant. En fait, j’ai décidé de ne jamais plus le faire, tellement le résultat témoigne d’un manque profond de compréhension mutuelle.

 

Peut-on, aujourd’hui, tout dire sur le régime Ceausescu sans être inquiété d’aucune sorte?

RR : Certainement. On peut dire tout et n’importe quoi. La vraie question est si on a vraiment envie de tout dire. Quarante ans de régime ont opéré des mutations irréversibles dans l’ADN de la cellule morale de l’individu, si vous me passez cette formule métaphorique. Même ceux qui n’ont vécu que leur adolescence sous les contraintes d’avant 89 ont été irrémédiablement contaminés. C’est mon cas.

 

Y a-t-il pour vous une «Nouvelle vague roumaine» et quelle sorte de cinéma vous a influencé?

RR : Non, je ne crois pas a la formule de la «Nouvelle Vague roumaine». Si elle est un raccourci pour communiquer une information, fort bien. Mais les réalisateurs qui pourraient s’en réclamer n’ont jamais eu de programme esthétique explicite. D’autre part une nouvelle vague suppose l’existence d’une vague antérieure. Or, pour ce qui est des films roumains mémorables tournés entre 1950 et 2000, je peux les compter sur les doigts d’une seule main. Et encore, je dois m’efforcer pour trouver les deux derniers et en faire cinq.

Ce qui rend les films (et parfois les romans) d’avant 89 non-prisables ou carrément nuls, c’est la démarche même dans laquelle on les a conçus: soit pour se conformer à la propagande du régime, soit, inversement, pour la miner, en employant la subversion du sous-texte. Dans les deux cas, l’effort et l’énergie investis font craquer massivement la rondeur de l’oeuvre et garantissent leur obsolescence.

Après l’an 2000, je crois qu’il s’agit plutôt d’un contexte favorable, où les réalisateurs ont compris que le simple fait de pouvoir parler librement, et non pas obliquement, de tout ce qu’il leur passe par la tête, ne les oblige pas à le faire. Et que résoudre dans un film les soucis d’un pays, d’une société ou d’une culture n’est pas leur rôle: plutôt que d’ériger des statues aux héros et de célébrer les «grands» sentiments, il est peut-être intéressant de se pencher sur le tiroir de la table de leur cuisine et chanter une ode au tirebouchon et à la fourchette. Moi, du moins, je me vois plus apte à faire cela. C’est plus près de mes vraies capacités.

Ceci dit, je trouve assez ironique d’avouer que la plupart des cinéastes dont les oeuvres  m’ont formé appartiennent à la Nouvelle Vague (française) et à la galerie des auteurs que la  Nouvelle Vague a découverte et appréciée. Pas seulement, mais prépondéramment: Godard, Rohmer, Pialat, Melville, Cassavetes, Dreyer, Hitchcock, Peckinpah, Hellman.

 

«La vie et les agissements d’Ilie Cazane» est aussi visuel que littéraire. Avez-vous songé à en tirer un film (à le réaliser vous-même peut-être)?

 RR : J’aimerais bien tenter un jour l’adaptation. J’imagine le processus fascinant: restituer une temporalité et une spatialité conçues linguistiquement avec les outils du cinéma (qui, malgré les apparences, ont peu à avoir avec la littérature). Mais je n’oserais jamais tirer un film de mon propre texte. Ce serait un court-circuit complet. L’hypostase de ce que j’ai voulu dire dans mes romans, c’est la manière de les écrire.

 

Comment vit-on quand on est artiste en Roumanie aujourd’hui?

RR : On vit à Berlin, au moins la moitié du temps. Je ne pourrais jamais passer plus d’un mois ailleurs qu’en Roumanie (j’y ai ma fille, ma mère, mes amis, ma langue, Bucarest, la maison de ma grand-mère à la campagne). Mais il est aussi vrai que le milieu culturel et politique à Bucarest s’est révélé dernièrement d’une toxicité assez élevée et que l’on se voit de plus en plus obligé de chercher une vie sous des cieux plus cléments.

 

Pouvez-vous me décrire la pièce où vous travaillez?

RR : Je travaille un peu partout et je ne dépends pas d’une pièce, parce que, aussi petite soit-elle, ses murs et ses meubles me seraient toujours éloignés et indifférents. Le lit/canapé, par contre, avec des oreillers et des coussins en grand nombre, est important. Sinon, je vois et je perçois peu autour de moi. Je vois l’écran de l’ordinateur et la page virtuelle du logiciel «Fade In» quand j’écris des scénarios (j’ai renoncé au «Final Draft», car trop buggy), ou la page A4 et le bout de mon stylo à encre, quand j’écris de la prose. Les derniers temps, je vois la page en papier assez rarement. Mais le fait que cela m’inquiète me rassure.