« Chantal Creusot a écrit ce premier et unique roman entre 1990 et 1995. Une hémorragie cérébrale la foudroie le 28 septembre 1997.  Les chirurgiens ne lui donnaient aucune chance. Elle survécut douze années, longtemps dans un profond coma, puis une parole erratique lui revint peu à peu, à peine audible, traversée d’éclairs de conscience plus tragiques qu’une agonie recommencée. Jamais elle ne pourra bouger de son lit, ni même de son corps, statue au front troué et aux yeux troubles que sa jeune sœur soignera jour après jour dans une maison de Coutainville construite par la famille, près de la mer, là même où se situe l’histoire de ce roman et la mémoire de la romancière. Là même où elle fermera les yeux calmement un jour de l’hiver 2009, dans les bras d’une sœur infiniment dévouée. Chantal avait été la plus flamboyante des flâneuses, heureuse à ce point de vivre chaque jour de ce monde que rien n’arrêtait ses marches dans la ville. Elle s’amusait d’un rien, riait de tout, avec la bienveillance souveraine de l’intelligence au plus vif du détachement, quand une méchante prémonition travaille vos songes et vous engage à tout aimer de cette vie, à ne rien omettre des beautés et des tristesses du monde. Née en 1947 dans un milieu laborieux et militant – celui des grands-parents communistes, côté Creusot comme côté Bergère, confronté aux luttes pour une vie meilleure et pour la liberté, à travers les crises économiques et les deux guerres – Chantal deviendra institutrice, puis professeur de français. Licenciée en lettres et en philosophie, elle a écrit un mémoire de maîtrise sur l’enfant maudit dans l’œuvre d’Honoré de Balzac. Lectrice compulsive et éclairée, elle ne mettait rien au-dessus des romanciers français du XIXe siècle, Balzac, Stendhal, Barbey d’Aurevilly, même si Jane Austen, les sœurs Brontë ou John Cowper Powys ensoleillaient ses insomnies. 

« Calcinée d’une nostalgie incurable et cependant rayonnante de beauté, les yeux éclaircis par trop d’averses, elle riait et pleurait pour un rien, en proie à l’incendie de sa mémoire. Parisienne dans l’âme, Chantal aura vécu ses plus heureuses années dans la Normandie de son enfance et de son adolescence, du côté de Caen et de Coutances, à Coutainville et dans le bourg d’Agon. Je me souviens que nous longions souvent le cimetière où on l’a inhumée l’an dernier pour nous rendre plein d’allant sur la côte. Elle m’entretenait alors du dernier livre vécu plus que lu, de la complicité extraordinaire qu’elle entretenait avec tel auteur aimé ou tel personnage, de son rêve d’écrire un jour. C’est de ce paysage changeant du bord de mer que sont nées les pages de Mai en automne, de cette Basse-Normandie où vivent, exemplairement, trois ou quatre familles de la bourgeoisie locale et de la paysannerie, et dont on voit naître et s’éteindre autant de générations, à travers les mœurs avouées et désavouées, les alliances, les drames intimes ou collectifs, l’espèce de karma des névroses familiales qui se transmettent dans le retard explosif des filiations. Ce roman écrit pour se rapprocher d’une délivrance, pour retrouver l’intimité perdue, est un morceau d’histoire de la société française de la première moitié du XXe siècle. Sa grande force tient dans le renflouement pathétique d’un monde tout en demi-teinte, celui des taiseux et des modestes, des demeures veuves et des fêtes sans lendemain, de la province éternelle. Elle tient également par ses portraits en pied de jeunes filles absolues qui sont la braise d’une réalité toujours en risque de consomption et ses figures désarmantes d’enfants frappés d’une malédiction concertée, celle d’être nés de l’amour infirme.

« Mai en automne est le legs sensible d’un femme qui aurait aimé vivre des siècles encore avec chacun de nous, en amoureuse de l’instant qui passe, si tendue vers le bonheur qu’on ne s’étonnait guère de sa grande détresse soudain, quand elle semblait voir sa fin dans un frémissement las de feuilles ou d’ailes. »

Hubert Haddad