Ilie Cazane père, un villageois roumain sans histoire, mène une existence plutôt paisible avec Georgette, sa jeune épouse, au milieu de sa famille et du voisinage. Sa seule particularité, c’est d’avoir la main particulièrement verte avec les tomates. Lui-même ignore par quel mystère les graines de tomate qu’il plante produisent des spécimens hors norme. Dans l’après-guerre, sous le régime dictatorial du Conducator, Nicolae Ceausescu, parvenu au faîte du pouvoir en 1965,  faire croître de pareilles tomates, c’en est bien trop pour les recrues de l’omniprésente police secrète roumaine, mise en place par celui qu’on surnommait le Génie des Carpates ou le Danube de la pensée.

Membre éminent de la Securitate,  laquelle surveille chaque nid de poule et dépiste la moindre réticence au régime, forte de ses réseaux d’espions, délateurs assermentés et autres fausses barbes, ainsi que de ses geôles discrétionnaires où torture et liquidation sont monnaie courante, le colonel Chirita, qui ne jure que par le matérialisme athée de ses instructeurs, inculpe le suspect. Ainsi le susnommé Ilie Cazane ne voudrait-il pas dérober au Bien Public quelque profitable invention agricole ? Le colonel et son assistant, un subalterne à ses bottes, vont cuisiner le malheureux Cazane pendant des mois afin qu’il avoue enfin sa tromperie : quelles poudres secrètes a-t-il bien pu utiliser? Mais rien n’y fait, Cazane est décidément innocent, malgré les supplices moraux et physiques subis sans répit. Innocent et nanti d’un don qui ne peut donc être que surnaturel…

Perplexe, troublé même, le colonel finit par rendre sa liberté au pauvre villageois, sachant pertinemment qu’aucun suspect ne sort indemne des rets de la Securitate ! Mais en dehors de sa fonction émérite d’officier inquisitorial, le colonel Chirita est un homme comme un autre, aimant sa femme et fier de la voir accoucher d’une petite Tamara. Cependant, le ver est dans le fruit, à cause d’une tomate. Un doute s’est infiltré dans la conscience du colonel qui pensait l’âme chose matérielle, d’une masse de vingt-quatre milligrammes exactement. Pendant ce temps-là, Georgette enceinte cherche désespérément des nouvelles de son mari à Bucarest, dans les couloirs des services de police. Elle apprend qu’on les a divorcés d’office et accouche d’un garçon, Ilie Cazane fils. Le colonel, de plus en plus perturbé après la mort de son suspect, s’intéresse de très près à l’enfant de son ex souffre-douleur : si Cazane père avait le pouvoir de faire pousser des tomates géantes, Cazane fils doit sûrement avoir hérité de ses dons.

Avec ces destins voués à l’arbitraire, Razvan Radulescubrosse un tableau inoubliable de l’ère Ceausescu. Féroce et jubilatoire envers l’aberration bureaucratique et la barbarie qu’elle engendre, mais avec une tendresse irréductible pour les enfants et les innocents, ce premier roman s’appuie sur une construction originale, la narration se déployant par cercles concentriques reprenant un événement ou l’autre, au départ simplement décrit, avec à chaque retour un champ narratif élargi qui, à force de révélation, met le lecteur en symbiose avec les personnages, comme s’il  découvrait peu à peu, espion lui-même, tous les ressorts de ces existences.