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Lire un texte de Marthe Emon-Peyrat sur Annie Cohen
Annie Cohen : Géographie pour lire L’Alfa Romeo dans son œuvre Par Marthe Emon-Peyrat
« Ceux qui n’ont encore jamais rien lu d’elle peuvent considérer qu’ils ont de la chance d’avoir attendu puisqu’ils voient débouler chez Zulma son Alfa Romeo rouge, par laquelle ils feront connaissance avec cet écrivain. Un tout petit livre, précieux, rare, il tient au creux d’une main, on le met facilement dans sa poche, dans son sac, pas loin de soi, il narre “de petites choses stupides et prosaïques de la vie” (dernière page) qui enchantent le lecteur que nous sommes.
C’est le propre des textes réussis d’être évidents et celui-là ne déroge pas à la règle, il est précis, drôle, inventif, serpente comme la vie, et la voiture, récit-mobile, nous entraîne dans ses virées rocambolesques. Heureux livre, familier, dans lequel chacun peut se retrouver et s’en amuser avec la narratrice.
L’aventure du texte mérite pourtant aussi explication. L’Alfa Romeo avant d’avoir démarré, en janvier 2009, devant la porte des éditions Zulma, avait dormi dix ans dans la cave de son auteur qui, quelques mois plus tard, en juin 1999, était victime d’un accident vasculaire cérébral.
Le film La Dentelle du signe (clin d’œil au premier livre d’Annie Cohen, La Dentelle du cygne paru en 1979), présenté en avant-première à la SGDL le 13 mai 2009, accompagne entre 2000 et 2008 ce que fut cette traversée de la nuit, la remontée au jour qui a suivi, tissant biographie, travail littéraire et plastique de l’auteur pour reconstruire un itinéraire artistique complet que la maladie n’a pu arrêter puisque trois livres sont nés de l’événement lui-même : La dure-mère, La Langue blanche des rouleaux d’écriture et Les Cahiers bleus. Livres au départ improbables — revient-on de certains lieux et comment ? —, surgis du noir le plus profond, du chaos, d’une souffrance éclatée, d’un corps atteint un jour de son histoire, dont on imagine mal qu’il « parle », a fortiori que les mots reviennent à la main pour écrire. Il faut pourtant imaginer cet impensable dans l’histoire d’Annie Cohen, l’incoercible force flux rage calme impérieux hoquet des mots rivière vive qu’on ne peut endiguer, même dans ces circonstances, ou plutôt, relisant l’auteur, comprendre ou réapprendre, tenir pour réel (ce qui s’incarna avec l’AVC de 1999), ce qu’elle écrivait en son commencement, en 1981, dans Les Sabliers du bord de mer : “Quand toutes les lumières du monde seront éteintes, au cœur des nuits, je veillerai. J’inscrirai la parole.” (p.73) À prendre cette fois, en un sens devenu propre.
Les œuvres de cette époque, 1979 à 1990, plus mystérieuses que ce que nous lisons aujourd’hui d’elle, “poétiques”, venues d’ailleurs, donnent à visiter les territoires intimes de l’origine du vivant et du verbe, ce magma sacré d’avant la naissance, le chaos informe, originel, que seule la parole — lente patience du mot à mot de l’écriture — peut dévoiler un peu. Dans ce cœur chaotique, l’amour insensé de la vie parlait déjà, et pour s’en rapprocher, l’auteur choisissait de raconter la parole, de montrer son voyage. Elle nous permettait alors de reconnaître le pays que nous portons en nous pour peu qu’on nous y mène.
En 1999, avec l’accident, on peut penser que c’est la même inspiration, nocturne cette fois-ci, qui réapparaît, atteignant le corps de l’écrivain, donné pour mort ou aux confins. Et il se produit cette chose étrange, parce qu’elle a voué depuis si longtemps sa vie uniquement à l’écriture, dans un amour absolu du verbe, comme une moniale dans sa cellule : de l’intérieur — ne se dévoilera pas pour autant le mystère du vivant, juste sa manifestation —, cette parole lui rend ce qu’elle lui a donné jadis en la célébrant : la vie avec les mots. Car ils reviennent.
Eurydice remonte des Enfers parce qu’Orphée lui tient la main ; la preuve, s’il la quitte, Eurydice est perdue. Écrire c’est relier et c’est aimer. Mais il faut aussi donner des preuves… Et si la foi en elle n’est pas vaine, à la Parole maintenant de raconter, de montrer un corps qui se reconstruit et traverse l’opacité de l’horreur transformée, l’ange tenant le stylo s’il le faut, l’écrivain se bornant, certaines fois, dans une nuit tenace, à ne pas quitter la main de l’ange. Ce qui eut lieu et que racontera, à sa manière, le film La Dentelle du signe.
Rangée dix ans au fond d’une cave, L’Alfa Romeo d’Annie Cohen, solaire, rejoint mystérieusement une autre automobile, La Berline arrêtée dans la nuit, le poème de Milosz, lunaire, et toutes deux racontent des aventures de corps et de déplacements, des aventures de vie plus forte que la mort ; c’est dire la drôle de trajectoire qu’illumine aujourd’hui l’œuvre entière d’Annie Cohen qui continue sa route dans l’Alfa Romeo rutilante, “sauvée des eaux” ! »
M. E-P. Mars 2009
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