Al-Ahram Hebdo : Dans votre nouveau roman, vous insistez à débattre le thème très classique « vivre en Occident ». Pourquoi ?
Abdelaziz Baraka Sakin : Il est vrai que c’est une idée usée. Mais pour moi, le roman n’est pas un domaine pour étaler ses idées, c’est plutôt l’art d’exploiter une intrigue. Dans toute mon œuvre, je m’intéresse à la forme, et à partir de là, tout se construit. La technique utilisée dans Al-Ragol Al-Kharab est ce qui fait l’originalité de ce roman, c’est ce qui le distingue des autres romans qui ont traité de la même idée ou qui se déroulent dans les mêmes endroits. Par ailleurs, il y a la sensibilité du temps et des événements en évolution continue en Europe, rien dans le monde ne reste inchangé, et l’écriture est comme un fleuve, tu ne peux pas te baigner deux fois dans les mêmes eaux.

Vous avez écrit que, jusqu’à très récemment, le diable vous soufflait vos romans. Que faites-vous depuis qu’il vous a laissé tomber ?
Mon histoire avec le diable n’est pas une fiction, c’est un fait réel et vécu. Ma mère, que Dieu bénisse son âme, était la première à découvrir qu’un diable m’accompagnait d’une manière personnelle, il vivait avec nous sous le même toit. Peut-être n’était-il pas un diable, mais elle lui a donné ce nom bouleversant. Moi, je l’ai accepté, lui aussi peut-être. Il a toujours veillé sur moi, c’est ce qui explique pourquoi ma mère, lorsqu’elle me voyait passer la nuit à remplir des cahiers, ne s’étonnait pas, elle savait que tous ces mots, c’était le diable qui me les dictait. Sans ce bon diable je serais mort il y a longtemps. En situation de danger, il me chuchotait à l’oreille : « Oh ! Abdou ! File tout de suite. »

Comme écrivain, comment voyez-vous la vie en dehors des pays arabes ? La vivez-vous positivement ?
J’aime bien la vie à la campagne. Je n’ai jamais acheté de maison dans une ville, même à Khartoum. J’aime vivre dans des endroits retirés. Cela dit, j’aime bien Le Caire parce que c’est une ville que vous pouvez, en tant qu’habitant, transformer à votre guise, en faire un simple village ou une ville complexe. Aujourd’hui, j’habite à la campagne autrichienne, dans la région frontalière des Alpes. Ce mode de vie différent vous rend plus disposé à apprécier tout ce qui est nouveau. En Europe, tout ce que je vis, je le vis pleinement : la liberté, la sécurité, et même la pauvreté.

Qu’est-ce que l’écriture a représenté pour vous depuis votre premier projet d’écriture ? Et comment l’évaluez-vous aujourd’hui ?
Depuis mon enfance – j’ai écrit mon premier roman à l’âge de 13 ans – j’ai toujours rêvé d’être écrivain. Ma vie s’est construite autour de cette finalité. J’ai pratiqué pas mal de métiers : couturier, maçon, ouvrier, enseignant, puis fonctionnaire dans une organisation internationale, conseiller à l’ONU, directeur de l’une des organisations affiliées à la Banque mondiale… Mais j’étais toujours l’écrivain qui traverse ces métiers pour arriver à son but ultime. On ne peut pas considérer l’écriture comme un caprice ou une impulsion amoureuse passagère. C’est le projet de toute une vie.

Avez-vous des rituels en ce qui concerne l’écriture littéraire ? (le lieu, le temps, la durée, les habitudes accompagnant cet exercice…)
J’écris le roman, ou plutôt le diable me le dicte, d’une manière étrange. Je ne commence jamais par le premier chapitre, mais par une scène qui m’obsède, sans faire de plans. Puis le roman se développe. Souvent, il n’existe pas de chronologie dans la narration de mes romans, le lecteur peut les lire dans l’ordre qui lui plaît. En revanche, je n’ai pas de moments ou de lieux précis pour écrire, j’écris n’importe où et à n’importe quel moment, mais je préfère travailler pendant la matinée. Et normalement, je passe huit heures par jour à écrire.

Vos romans ne sont pas très bien diffusés dans les autres pays arabes …
Le problème concerne les droits de propriété intellectuelle qui ne sont pas respectés dans de nombreux pays arabes. Au Soudan par exemple, mes livres sont distribués par des pseudo-éditeurs qui s’emparent du marché. J’ai appris qu’il existait à Khartoum 7 éditions différentes de mon dernier roman Al-Ragol Al-Kharab, alors qu’une édition illégale de très mauvaise qualité est apparue en Égypte. Je suis pourtant content que le livre soit partout au Soudan, et qu’il soit devenu une source de revenu aux vendeurs et bouquinistes démunis. Le recours aux versions électroniques peut régler en partie ces problèmes de distribution et de censure. J’ai récemment signé un contrat avec l’institution Hindawy pour les sciences et la culture, leur accordant les droits de publication électronique de mes livres.