« Il est vraiment urgent de reconstruire l’être haïtien » Makenzy Orcel

Le jeune romancier Makenzy Orcel, de passage à Paris, fait pour nous le point sur son écriture et l’état d’une société blessée qui peu à peu sort enfin de ses ruines.

Makenzy Orcel, né à Port-au-Prince en 1983, vient de publier les Immortelles (Zulma) dont le sujet n’est pas banal. Il s’agit en effet du monde des prostituées de Port-au-Prince dont l’une fait l’objet d’une étrange transaction. Nous avons rencontré Makenzy Orcel dans un café du boulevard Haussmann, à deux pas de chez son éditeur, le matin même de son arrivée à Paris. Il n’avait qu’un pull léger sur le dos.

L’état de prostitution vous semble-t-il le dernier degré de la misère ?

Makenzy Orcel : Pour le personnage de Shakira, grande lectrice de Jacques Stephen Alexis, la prostitution est une manière d’habiter la ville, d’échapper à la misère et de découvrir le monde. Shakira est curieuse de tout et bien décidée à exhiber la beauté de son corps comme le peintre expose sa toile.

 

À la lecture de votre roman qui rend compte de manière métaphorique voire allégorique de l’actuelle situation d’Haïti, on se demande s’il peut exister quelque espoir quant à l’avenir de l’île. N’est-ce pas trop de misère ?

Makenzy Orcel : En Haïti, le rêve occupe une place centrale. C’est un territoire bourré d’énergie où les jeunes entreprennent des milliers de choses. Bien sûr, il y a trop peu d’infrastructures culturelles et politiques mais l’île palpite, bouge et vit. Elle a besoin d’accompagnement. J’ai beau avoir grandi dans le quartier de Martissant, connu pour son extrême pauvreté, je ne me suis jamais senti miséreux. La misère est un affaissement de soi. À Port-au-Prince, tout le monde adore faire la fête. Après le tremblement de terre de janvier 2010, j’ai vu un grand nombre de rescapés qui cherchaient des bars ouverts ! J’ai grandi avec ma mère à Port-au-Prince. Elle s’est sacrifiée pour moi. Je vivais dans une grande solitude. J’allais au marché dénicher des livres que l’on s’échangeait entre nous. Impensable bien sûr d’en acheter. Nous étions dans la survie, dans l’urgence du lendemain mais nous étions heureux. Quand ma mère cuisinait, elle s’inquiétait toujours de savoir si sa voisine avait quelque chose à se mettre sous la dent. On partageait tout. Cette ambiance m’a donné goût à l’écriture. N’est-ce pas un partage avant tout ?

 

Ce livre, comment l’avez-vous écrit ?

Makenzy Orcel : Dans la rue. Après le tremblement de terre. Derrière une vieille voiture abandonnée. Je me disais que j’étais fou. Quelques jours m’ont suffi. Ce livre m’a sauvé la vie. Il m’a permis de continuer à espérer. J’ai tenté d’y immortaliser ces femmes mal-aimées, si mal comprises. Je voulais également donner la parole aux morts. J’écrivais à côté de la dépouille d’une femme enceinte. La nuit, personne ne pouvait dormir car les camions mortuaires n’arrêtaient pas de passer avec des cercueils en carton remplis de dizaines de cadavres.

 

Croyez-vous que la littérature soit une denrée capable de sauver ce pays ? Allez-vous jusque-là ?

Makenzy Orcel : La littérature ne me semble pas pouvoir changer la donne. Elle peut certes éveiller les consciences, apaiser nos angoisses, nous aider à aller vers autrui et à prendre la décision de vivre. Elle participe au changement. Il ne faut pas attendre d’elle autre chose.

Les ruines se relèvent-elles enfin ? Y a-t-il à nouveau un semblant de vie socio-économique ?

Makenzy Orcel : Il y a tellement de problèmes à aborder ! Les tentes sur le Champ-de-Mars ainsi que dans d’autres zones ont disparu. Il y a un semblant de stabilité politique. Aujourd’hui, nous avons un président de la République, un premier ministre, des députés, des sénateurs…

 

Quels sont les écrivains dont vous vous réclamez ?

Makenzy Orcel : J’en apprécie tant ! Il m’arrive parfois, au beau milieu de la nuit, d’engager un dialogue imaginaire avec certains. Je leur demande pourquoi ils ont écrit telle phrase, pourquoi telle tournure ? C’est le cas avec José Saramago, Gabriel Garcia Marquez, Flaubert, Victor Hugo, Kateb Yacine, Césaire, Baudelaire… Dans Compère général soleil, de Jacques Stephen Alexis, j’ai appris une chose essentielle. Son héros, voleur au début du roman, devient syndicaliste en cours de route. La leçon de ce livre est claire : aucune construction ne peut avoir lieu sans construction de soi au préalable. C’est d’ailleurs l’un des principaux problèmes d’Haïti. On dit vouloir rebâtir les maisons mais reconstruisons d’abord l’être haïtien, développons au cœur du peuple un sentiment d’appartenance.

 

Votre prochain livre ?

Makenzy Orcel : Je l’écris avec la voix de ma mère dans la tête. La voix de la femme me semble toujours plus juste que celle de l’homme. Ma mère, elle, est demeurée toute sa vie une sans-voix.

Les Immortelles

Makenzy Orcel propose un texte censé être composé par un jeune homme qui se dit romancier et qui écrit sous la dictée d’une prostituée de Port-au-Prince en échange de quelques passes. Cette femme forte en gueule, qui ne croit pas aux vertus de l’écriture, entend de la sorte rendre hommage à ses sœurs d’infortune, dont tant sont mortes lors du tremblement de terre de janvier 2010. Elle se remémore surtout la courte vie de sa protégée, la petite Shakira, qui reprend corps sous la plume de l’écrivain. Le texte, né de cette langue de la rue réinventée, est cru et poétique. C’est aussi toute la vie des prostituées de la capitale haïtienne, celles pour qui la rue est un métier, que Makenzy Orcel tire du néant car de ces femmes, par force, il ne reste pas grand-chose.

Entretien réalisé par Muriel Steinmetz
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