
ISBN 978-2-84304-649-0
9,95 € • Paru le 07/11/13
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Littérature — collection de poche Z/a
Contrebande
Roman traduit de l’espagnol (Cuba) par Claude Fell — Présenté par Eduardo Manet
« Contrebande est un livre rare. On y perçoit des atmosphères colorées, des sensations ambiguës, sinon contradictoires. Chaud, froid, rire, chagrin… : Enrique Serpa met en scène avec amour et sensualité sa ville et ses compatriotes, dans cette tragi-comédie humaine, terriblement humaine. » Martine Laval, Télérama.
Publié en 1938, Contrabando, premier roman d’Enrique Serpa jusque-là inédit en français, dépeint à merveille le petit monde turbulent et misérable de la mer, les trafics en tous genres et les relations complexes entre toutes sortes d’individus contraints à se débattre pour survivre. Par-delà la désespérance qui imprègne ces aventures, Enrique Serpa met en scène une étonnante et quasi mythique relation de dépendance entre deux hommes en tout dissemblables. Nous sommes dans la grande tradition du roman d’aventures marines sur fond d’abîmes psychologiques dans la lignée des Melville, Conrad et Stevenson. De dix ans l’aîné du grand romancier José Lezama Lima, Enrique Serpa, né et mort à La Havane, nous plonge dans les eaux troubles de la génération qui vécut entre les deux révolutions, celles de 1933 et 1959.
Avec Contrabando, l’auteur s’engage dans une sorte de naturalisme visionnaire d’une grande intensité expressive. Son style imagé campe des atmosphères d’un réalisme brutal. On ne peut s’empêcher d’imaginer quel chef-d’œuvre auraient pu réaliser John Huston, Howard Hawks ou Michael Curtiz avec un pareil roman. Ce contemporain d’Alejo Carpentier nous donne à découvrir la réalité à double et triple fond de Cuba et des Caraïbes en un temps de calamité sociale et de folle exploitation où, sous le couvert d’une économie de crise, les aventuriers en tous genres s’en donnent à cœur joie.
Contrebande est en cela un grand roman au prodigieux effet de prégnance à la manière d’un Jack London. Sa force est de nous glisser avec un art consommé de la description dans la peau du narrateur, homme pusillanime en crise d’identité, qui voudrait bien surmonter ses faiblesses mais qui, invariablement, s’abandonne avec terreur à sa vieille culpabilité de noceur libidineux. En face de lui, le peuple vagabond des marins déploie sa force primitive, son courage et son fatalisme cruel. L’armateur rêve bien sûr de leur ressembler, surtout de n’être pas méprisé d’eux, et Requin, le plus admiré parmi ces indomptables, Requin figurant à lui seul le pari d’orgueil, saura le circonvenir en provoquant sa lâcheté, et faire de lui un trafiquant.
Pour l’armateur devenu contrebandier, c’est une sorte de rite de passage à la condition virile. Toutes ses peurs s’évanouissent par bouffées libératrices face aux promesses autrement enivrantes de l’aventure, celle qui vous engage indifféremment vers la fortune ou vers la ruine. La cirrhose et la syphilis promises cessent de l’obséder au seuil de nouveaux risques exaltant sa très versatile arrogance de loser. L’aventure, longtemps ponctuée d’éloquentes peintures de bouges, de prostituées, de cabarets sordides, d’épaves humaines, l’arrache soudain à tous les enlisements crapuleux de La Havane: c’est l’appareillage pour l’inconnu. La goélette aux cales remplies de bonbonnes de rhum vogue enfin vers la côte des États-Unis hautement surveillée par la police des douanes en ces temps de prohibition...
« En 1938, quand Contrebande est publié, Enrique Serpa a 38 ans. Né à La Havane dans un milieu populaire, il a fait dès l’enfance toutes sortes de boulots : cordonnier, typographe, coursier en teinturerie, peseur de canne à sucre en usine. La capitale cubaine est alors un attrape-mouche et une centrifugeuse brutale pour les émigrants de toutes sortes : Espagnols, Chinois, Japonais, Européens de l’Est. Contrebande décrit cette ville où les misérables vont de bars en lupanars, veulent l’Amérique sans l’obtenir, n’ont pas de quoi nourrir leurs familles et jouent du couteau. Certains sont arrivés « dans des caisses de morue », d’autres ont connu le bagne. La plupart ont « d’âpres ricanements, ricanements d’hommes habituellement sombres à qui la pauvreté n’avait pas appris à rire ». Tout est envahi par une mer à la puissance non généreuse, les mots des pauvres, du sexe avide et sans joie.
À 20 ans, Serpa entre dans le cercle du premier des anthropologues de la culture afro-cubaine : Fernando Ortiz. Il devient membre d’un groupe d’avant-garde, les « minoristes », et publie un recueil de poèmes, le Miel des heures. Mais personne, à Cuba, ne vit de littérature. Il sera journaliste jusqu’à la fin de sa vie. Les descriptions de la pêche, de la vieille Havane, de l’anse portuaire, des bars et des femmes de nuit révèlent quel reporter il fut. Certaines scènes semblent datées de la veille, tant le temps, dans l’île, a faussé compagnie à l’avenir et à la raison. Ainsi sur le Paseo du Prado, cette « foule bruyante, facilement canalisée par la police, traversant la rue pour se rendre sur le Malecon, à la recherche d’un air frais venu de la mer » et probablement d’une chose qu’elle ne trouvera pas.
Le narrateur possède une goélette, la Buena Ventura. C’est un homme jeune, mal dans sa peau, d’une lucidité antipathique et aveuglément frustré, « un homme qui osait à peine s’avouer cette frustration dans l’intimité de sa propre conscience et qui, soudain, se détestait lui-même sans cesser de se débattre comme un calmar dans son encre, dans sa rancœur et son mépris de lui-même ». Le roman débute par une pêche au mérou qui ne rapporte rien et finit sur une livraison, à des Américains à l’aube, d’une cargaison de rhum. Un marin est assassiné et un autre, qui a tué sa femme à coups de couteau, s’éloigne sur le yacht yankee pour échapper à la justice. Le capitaine du bateau, Requin, « semblait avoir été taillé dans un bloc de cuivre pour incarner l’image du laisser-aller (…). Son intrépidité et un rostre d’espadon, taillé en forme de poignard et violemment plongé dans les cœurs d’autres hommes, lui avaient à deux reprises ouvert les portes de la prison ». Le roman alterne trois genres de séquences : descriptions réalistes, récit d’aventure, monologues intérieurs du narrateur dont la conscience perturbée, oscillant entre nausée et exaltation alcoolique, tamise tout.
Dès le début, il dit ceci : “ Plus tard, j’ai su qu’un autre écrivain venait souvent pêcher l’espadon en été, dans les eaux cubaines. Il s’appelait Hemingway, Ernest Hemingway. Je me sentis donc obligé de posséder (…) une de ses œuvres. Je parcourus en vain toutes les librairies de La Havane. Et je dus finalement me contenter de deux photos de lui, publiées dans un journal. J’en collai une, la plus grande, dans ma cabine. Et, quand quelqu’un s’enquérait de ce visage large et souriant de Nord-Américain débordant de santé, je précisais que c’était celui d’un millionnaire de mes amis. ” » Philippe Lançon, Libération
Martine Laval | TÉLÉRAMA | 26.09.09
Qui est-il, celui-là même qui se raconte ? Il se dit « hypocrite, timide, vaniteux ». Il l’est. Il ajoute – et là est tout le miel de ce livre plein d’ambivalence : « Que suis-je d’autre qu’un produit frauduleux parmi tous ces hommes véritables ? » Plongée immédiate dans Contrebande, roman d’aventures, du questionnement existentiel, digne tant de Jack London que de Hemingway, et signé Enrique Serpa (1900-1968).
Années 20 à La Havane. Le poisson se fait rare. Les marins et leurs familles crient famine. Le narrateur, propriétaire de la goélette La Buena Ventura, reste amarré à ses regrets. Un tantinet pleutre mais superbement attachant, il se lamente, vomit ses semblables et leurs passions sordides – mauvais alcools, jeux d’argent, prostituées usées. Il traîne son désarroi, nous offre des pages effervescentes sur un port d’agonie, sur ces hommes et ces femmes à la dérive, épaves parmi les bateaux à quai. Il se laisse emporter dans des rêves de fortune par un capitaine âpre au métier, appelé Requin. Bientôt, le patron de La Buena Ventura vendra son âme au diable, à ce Requin des bas-fonds, pour le meilleur et le pire.
Ecrit en 1938 et pour la première fois traduit en français, Contrebande est un livre rare. On y perçoit des atmosphères colorées, des sensations ambiguës, sinon contradictoires. Chaud, froid, rire, chagrin… : Enrique Serpa met en scène avec amour et sensualité sa ville et ses compatriotes, dans cette tragi-comédie humaine, terriblement humaine.
Anne de Saint-Amand | LE FIGARO MAGAZINE | 19.09.09
Cuba libre
Quel dommage qu’aucun cinéaste tel que Ford ou Curtiz ne se soit emparé de ce trésor littéraire ! Publié en 1938, Contrebande est un roman viril et enivrant, aujourd’hui tiré des eaux de l’oubli grâce à une excellente traduction française. Dans la Cuba des années 20, la pêche ne nourrit plus son homme, alors nécessité fait loi. L’Amiral, neurasthénique propriétaire de la goélette La Buena Ventura, se laisse convaincre par Requin, son fascinant capitaine, de se lancer dans la contrebande de rhum. L’équipage laisse derrière lui La Havane, ses cabarets, ses crimes et l’indigence qui mènera plus tard l’île à la révolte. A bord, il y a la peur, la dureté des hommes et de la mer, la vulnérabilité aussi. Enrique Serpa aurait dû écouter le conseil d’Hemingway et écrire davantage.
Journaliste vedette dans son pays, à une époque où la littérature ne fait pas encore vivre, Enrique Serpa (1900-1968) publie son premier roman Contrebande en 1938. Il lui vaudra le Prix National du Roman à Cuba et l’admiration d’Hemingway.
Plongée fascinante dans La Havane des années 20, Contrebande dépeint avec une splendide intensité les misères et les rêves de grandeur d’un peuple de pêcheurs qui se débat pour survivre....
« Contrebande d'alcool ; contrebande de sentiments ; contrebande de pensées, pour endormir ma conscience, qui parfois protestait. Mais qu'étais-je d'autre, moi, l'hypocrite, le timide et le vaniteux, qu'un produit frauduleux parmi tous ces hommes véritables... »
C'est par cet exergue que s'ouvre le roman d'Enrique Serpa. Une violente unité dramatique de bout en bout l'inspire, avec l'aventure pour enseigne. C'est l'histoire d'un duel psychologique entre le propriétaire de La Buena Ventura, une goélette vouée jusque-là à la pêche, et le capitaine de bord, un baroudeur surnommé Requin. Entre l'armateur et Requin, homme d'honneur, un peu forban à ses heures, un peu assassin, s'instaure vite une relation ambiguë de mépris et de domination sur fond de fascination : le narrateur, plutôt lâche et mythomane, usé par la débauche et définitivement neurasthénique, admire le marin et cherche de manière maladive son approbation. C'est ainsi qu'il accepte au bluff la proposition du loup de mer. Ce dernier en effet le convainc qu'en cette période de prohibition aux États-Unis (nous sommes dans les années trente, à Cuba), la contrebande d'alcool est bien plus lucrative que la pêche au mérou. D'autant que la concurrence économique est à son comble, sur fond de corruption généralisée.
Ex-ingénieur chimiste à l'American Sugar Company, le propriétaire de La Buena Ventura abandonnera non sans effroi son projet de pêche pour cette périlleuse expédition dont les préparatifs et l'accomplissement vont tenir le lecteur en haleine. À travers l'agitation d'une foule de pêcheurs, prostituées, contrebandiers, enfants miséreux, couve le feu qui embrasera l'île de Cuba où l'insolente fortune de quelques-uns nargue l'extrême dénuement du peuple.
Contrebande. « Soudain Requin, comme celui qui tire sur la ligne pour ferrer une touche fugitive, laissa tomber un mot :
Sans avoir compris où il voulait en venir, je répétai le mot sur un ton interrogatif :
- De l'alcool...?
- Oui, de l'alcool, de l'alcool pour les Américains, précisa Requin.
Et, retenant les mots dans sa bouche, il en détacha chaque syllabe : De la con-tre-ban-de !
Cette suggestion inattendue me laissa médusé. Puis je bondis, fou de rage :
- Tu es cinglé, Requin !... Comment peux-tu me proposer ça !
Requin haussa vaguement les épaules :
- Qui ? Moi, vous proposer quoi...? Je vous propose rien. Je dis que si La Buena Ventura était à moi, je ferais de la contrebande, c'est tout. »
Danseuses. « Brusquement, dans une gerbe d'éclats de rire, une douzaine de femmes firent irruption dans la salle. On eût dit un banc de sardines sans défense face à des thons guillerets. Tous les yeux se tournèrent vers elles, comme l'aiguille d'une boussole vers le nord. C'étaient des danseuses professionnelles qui, leur travail terminé, accouraient au cabaret à la recherche d'acheteurs de plaisir. Elles étaient vêtues modestement. Leurs chairs flétries, chairs de souffrance et de péché, trahissaient les mauvaises nuits, les jours sans pain, les caresses forcées, les étreintes sans désir, toutes les misères de la vie la plus sordide et la plus pathétique. Elles égrenaient mécaniquement des rires sans joie. Et entre leurs lèvres de location s'embusquait parfumée et traîtresse, la syphilis. Elles scrutèrent la salle en chasseresses aguerries. Puis elles se dispersèrent pour se poster aux endroits stratégiques. L'une d'elles s'adressa à moi :
- Tu m'invites, chéri ? »
Ordures. « On avait ouvert la benne de la péniche et les ordures se mirent à glisser et à se répandre lentement dans la mer, survolées par une nuée compacte de mouches bourdonnant comme un ventilateur. Comment ces mouches pourraient-elles revenir sur la terre ferme ? »
Pêche au mérou. « J'ai ramené mille livres de maquereau, nous apprit-il, et j'ai dû les laisser à quatre centavos et demi. On n'a même pas eu de quoi payer notre écot. On est tous endettés, on a les jambes dans la gueule du requin. Mieux vaudrait pas sortir ! On est dans la mouise jusqu'au cou, à cause de ces fumiers de bateaux frigorifiques américains et de cette foutue pêche côtière. Le Chinois Achon m'a dit qu'il vous avait acheté votre mérou à deux centavos et demi. J'ai même vu vendre deux grands espadons à six centavos. Y a de quoi rêver ! Il paraît qu'à Casilda et à Cienfuegos, y a pas mal de Japonais qui pêchent pour La Havane. »
Tabac. « - Vous avez une allumette ?
Je lui tendis une boîte et il alluma une cigarette jaune, d'une sorte que plus personne n'appréciait en ville et qu'on voyait uniquement à bord des bateaux de pêche, car les marins espagnols en raffolaient. C'était un tabac fort et serré qui, dès qu'on cessait de fumer, s'éteignait. Scot tira deux longues bouffées, au point d'en faire jaillir des étincelles. Il la plaça ensuite dans un coin de sa bouche. En me rendant les allumettes, il me dévisagea. Un frisson presque imperceptible me parcourut, comme si un serpent avait braqué sur moi à l'improviste son regard hallucinant et froid. Il était borgne de l'œil droit. La paupière recouvrait à peine l'orbite vide qui s'était recroquevillée et ridée au point de ne plus être qu'une fente étroite. Par contre sa joue était lisse, trop lisse, et donnait l'impression d'être figée par une paralysie partielle. L'œil sain, qui se plissait un peu quand il se posait sur vous, distillait un regard à la fois fixe, dur, douloureux et insolent, dans un mélange étrange d'audace, d'angoisse et de cynisme. Un regard distant et en même temps proche et avide, qui pesa sur moi comme une chose tangible et lourde. Et pour l'éloigner de mon visage, je tournai les yeux vers la terre. Au bout d'un instant, Scot commenta :
- Qu'est-ce qu'il y a ? Vous cherchez les gardes-côtes. Il est encore trop tôt. Il faudra avoir la trouille quand on sera dans les eaux américaines. »
Yacht. « Finalement nous pûmes identifier la tache, qui peu à peu s'était précisée. C'était un beau yacht de croisière, fait pour séduire un homme de goût. Il avait une coque blanche, coupée à l'anglaise, et une dunette de couleur ocre rouge. Il fendait élégamment les flots, léger et gracieux comme un poulain en liberté, laissant derrière sa poupe un fouillis de copeaux de plâtre. Sa vitesse excessive maintenait sa proue levée et l'eau, lisse comme l'œil d'un pagre, se donnait à lui humblement, s'ouvrant devant son étrave en un sillon fugitif. »