L’âme de Kôtarô contemplait la mer est un recueil de six nouvelles de Medoruma Shun, né au Japon en 1960 et qui passa son enfance à Okinawa, lieu particulier qui fut administré par les Américains durant plus d’un quart de siècle après la Seconde Guerre mondiale. S’y mêlent, inégalement suivant les récits, le réalisme et le fantastique – la vie des âmes est peut-être le sujet principal du livre et réalisme et fantastique en dévoilent chacun un pan –, la vieillesse et la jeunesse. Les sentiments des héros de chaque nouvelle sont toujours suggérés avec réserve, laissant le lecteur se charger de l’émotion, mais finit presque toujours par arriver un mot très fort, quand on ne l’attendait plus ou quand le contexte ne paraît pas le réclamer. Par exemple, « déchirant ». Sauf erreur, le terme surgit à deux reprises dans le livre. Dans « Coq de combat », au milieu du recueil, juste après que le jeune garçon se rend compte que le coq qu’il a choyé, comme jamais coq ne l’a été, a été massacré comme jamais coq ne l’a été et qu’il s’agirait de lui trouver une sépulture convenable. « Dans le sac de jute, Aka ne bougeait plus. En posant une main sur sa poitrine, Takashi sentit qu’il était encore chaud. Comme si la combativité du coq ne s’était pas encore éteinte. C’était déchirant. » Dans la dernière page de « la Mer intérieure », la dernière nouvelle : « J’avais appris aux informations les dégâts causés par le nématode du pin dans les régions du Nord, mais je ne pensais pas que c’était aussi grave. Je me tourne vers l’îlot ; le soleil frappe impitoyablement les pins desséchés et les grappes de tombes. On dirait des créatures nocturnes exposées de force à la lumière du jour, c’est déchirant. »

Medoruma Shun décrit les états d’âme comme des paysages et les paysages comme des états d’âme, et sans doute est-ce cela qui donne à ses nouvelles cette curieuse perception d’être entre deux eaux, entre deux réels. Après un récit déchirant, la narratrice d’« Avec les ombres » se demande si elle va « réintégrer » son propre corps ou s’il est préférable d’y renoncer, elle qui a ce don de voir les âmes des disparus, en certains lieux et occasions, elle qui participe de deux univers qui ne coïncident pas, qui ne sont pas exactement juxtaposables. « Intolérable » est aussi un mot très fort et il surgit à la fin de « l’Âme relogée », la première nouvelle, quand, après une histoire insensée d’énorme bernard-l’ermite installé sans recours dans la bouche de Kôtarô, la vieille héroïne se retrouve seule sur la plage. « Et l’assaillait soudain une solitude tellement intolérable, qu’elle descendit marcher le long du rivage en baignant ses chevilles dans les vagues. A ses pieds, les lucioles de mer s’allumaient puis s’éteignaient tour à tour. Les vagues étaient tièdes et douces. Uta s’arrêta et joignit les mains face à la mer. Mais sa prière n’alla nulle part. »

L’âme de Kôtarô contemplait la mer raconte l’itinéraire de toutes les prières qui ne vont nulle part et qui partent on ne sait d’où. Un jeune homme est agité de sentiments divers pour cause de puberté. « Je le savais : je ne reverrai plus jamais S. […] Les feuilles teintées de rouge des palmiers rachitiques ondulaient dans le vent. J’en ai arraché une et je l’ai plaquée contre mes lèvres en murmurant le nom de S. dans mon cœur. J’ai continué à attendre l’autobus en déchiffrant les inscriptions sur le panneau rouillé de l’arrêt et en écoutant le vent qui bruissait dans les feuilles des palmiers. » Cette nouvelle, qui débute comme un récit sur la boxe avec le combat entre Cassius Clay et Joe Frazier, s’intitule « Rouges palmiers ». Et, plus tôt dans le texte, se sont déjà mêlés les émois du jeune homme et de la nature, la peur et l’envie qui viennent de partout. « Mais j’ai avancé à toute allure, sans me retourner. Il faisait déjà sombre dans le bois, en un instant, je baignais dans une sueur glacée. Le craquement des branches que j’écartais attisait les battements précipités de mon cœur. Mon pantalon me serrait, entravant mes mouvements. »

Les entraves à la réalité et les entraves à l’imaginaire, tel est aussi le sujet de l’âme de Kôtarô contemplait la mer. « Au fond, dans ce qu’il me racontait, je ne pouvais pas faire la part du vrai et du faux », dit le narrateur de « l’Awamori du père Brésil » et, au fond, c’est dommage. Dans le cours de la nouvelle, il y a une invasion de perroquets ; à la fin, c’en est une de papillons de toutes sortes. « Posés sur les éclats, ils faisaient osciller légèrement leurs ailes colorées. Un des hommes avec un bandeau jaune a jeté des magazines dans le feu. Mais les papillons sont restés indifférents aux flammèches qui s’en échappaient. Les couleurs de toutes ces ailes étaient magnifiques. Dans le ciel bleu de l’été au-dessus du jardin, j’avais le sentiment que d’innombrables papillons volaient, qui ne pouvaient pas encore venir visiter notre monde. » Mais à qui donc est-il accessible, notre monde ?

Mathieu LINDON, Libération